A l’heure où celles-ci se répandent dans les pays occidentaux, plongeant dans le désarroi leurs esprits rationnels et les redresseurs de vérité, ceux qui fréquentent le monde arabe connaissent le phénomène depuis des décennies, et bien avant l’ère des réseaux sociaux.Déceler une «conspiration internationale» derrière petits ou grands problèmes de la société ou deviner un «plan dessiné» par «des mains invisibles», selon les expressions familières, est une vieille obsession panarabe. Mais elle s’adapte localement, selon les circonstances.
L’objectif communément admis étant de nuire à la nation et de contrecarrer ses ambitions. Les coupables, désignés ou sous-entendus, sont généralement israéliens, américains ou plus globalement occidentaux.
«La marque du caleçon du dictateur»
Dans l’Egypte, championne de la créativité des thèses complotistes, quand dans les années 1990 le fléau des drogues dures s’est répandu parmi les jeunes, on a accusé des réseaux de trafiquants liés aux services de renseignement israéliens de chercher à détruire la jeunesse du pays. Des années plus tard, quand le président Mohamed Morsi, un Frère musulman, a été élu en 2012, des amis anti-islamistes ont accusé l’administration Obama d’avoir truqué les élections avec la complicité de l’armée égyptienne. Le coup d’Etat du maréchal Sissi, qui a chassé Morsi du pouvoir un an plus tard… serait la confirmation de cette opération alambiquée.
En Irak, dans les années 1990, ou en Syrie, pendant le conflit qui dure encore, combien n’a-t-on pas entendu la même thèse : «Si les Etats-Unis voulaient éliminer Saddam Hussein ou Bachar al-Assad, ils n’auraient eu qu’à appuyer sur un bouton.» Il était alors complètement vain de faire entendre que cela ne devait pas être possible à des gens convaincus que la super-technologie de l’armée et des services américains pouvaient «voir même la marque du caleçon du dictateur dans son lit».
Selon les adeptes de cette vision, les Américains voulaient secrètement garder les tyrans au pouvoir pour justifier leur guerre contre ces mêmes pays. Ce genre d’argument est réapparu encore plus fortement quand l’Etat islamique s’est imposé sur de vastes portions de l’Irak et de la Syrie. «Daech est une invention de la CIA», vous affirmait-on en «toute logique» pour justifier l’intervention armée de la coalition.
Ignorance et impuissance
A ce jeu, comment ne pas citer les célèbres «comme c’est bizarre !» ou «comme par hasard !» que l’on entend si souvent dans la bouche des Algériens comme points de départ de nombreux raisonnements complotistes. Quand vous croyez pointer des évidences factuelles pour démentir lesdits «hasards», on vous traite évidemment de «pauvre naïf» quand ce n’est pas de victime d’un «lavage de cerveau».
La crise du Covid a été aussi l’occasion dans le monde arabe d’élaborer des théories similaires à celles qui se sont développées chez nous. Mais là-bas, plutôt que la thèse d’un laboratoire chinois qui aurait fabriqué et diffusé le virus, des médias arabes, y compris officiels, ont pointé la responsabilité de laboratoires américains ou israéliens. Leur dessein caché serait de mener une guerre économique et psychologique contre la Chine et la Russie, considérées au passage comme alliées des Arabes.
Les intellectuels et universitaires arabes qui ont tenté d’analyser le phénomène de ces théories du complot, l’attribuent souvent à l’ignorance répandue parmi les populations. Mais aussi au sentiment d’impuissance, né des défaites accumulées à travers l’histoire récente, face aux pouvoirs tyranniques qui les gouvernent et aux forces extérieures qui les soutiennent. Ignorance et impuissance qui nourrissent pareillement aujourd’hui nos amis complotistes en France, aux Etats-Unis ou dans d’autres pays riches où l’on découvre leur nouvelle puissance.
Par Hala Kodmani
Source : Libération (France)