Entretien de Raphaël Enthoven/ Par Alexandre Devecchio

ENTRETIEN – Dans Nouvelles morales provisoires, il scrute l’actualité avec son regard de philosophe. A l’image de ses modèles, Raymond Aron et Albert Camus, Raphaël Enthoven tente de cultiver une pensée critique et nuancée à l’heure du manichéisme triomphant. Il invite ici les lecteurs du Figaro Magazine à se méfier des bonnes intentions affichées par un antiracisme et un féminisme dévoyés.

«Les réseaux sociaux n’ont fait qu’augmenter une tendance majoritaire à l’étiquetage et l’essentialisation, ou à l’unanimisme, qui empêchent le débat public tout en croyant le faire vivre», analyse Raphaël Enthoven. PATRICK SWIRC POUR LE FIGARO MAGAZINE

Dans votre avant-propos, vous citez cette phrase d’Albert Camus: «Nous luttons justement pour des nuances, mais des nuances qui ont l’importance de l’homme même.» A l’heure de la culture du clash, des réseaux sociaux et de l’info en continu, y a-t-il encore une place pour un débat public nuancé?

Raphaël Enthoven : Pas davantage qu’avant! La nuance n’était pas non plus l’apanage des époques où Camus était traité de «penseur frivole», Sartre de «vipère lubrique» et Aron de «bourgeois fasciste»… Les réseaux sociaux n’ont fait qu’augmenter une tendance majoritaire à l’étiquetage et l’essentialisation, ou à l’unanimisme, qui empêchent le débat public tout en croyant le faire vivre. Quand on écrase vos arguments, aujourd’hui comme hier, sous l’identité qu’on vous attribue, on le fait dans le but de transformer un dialogue en affaire personnelle, ou une critique en offense… afin d’y échapper en s’indignant. C’est la raison pour laquelle, si l’on renonce aux nuances, on renonce au débat. Sans distinction, l’échange est impossible. Comment parler d’islamophobie sans distinguer racisme et blasphème? Comment parler de peine de mort sans distinguer la justice et la vengeance? Comment parler d’IVG sans faire la différence entre la vie et le sacré? Dans l’intervalle que compose la nuance se trouve la possibilité (rare et précieuse) d’une discussion.

Camus lui-même a été victime de ce manichéisme durant la guerre d’Algérie. Et Raymond Aron, qui vous a servi de modèle pour l’écriture de ces chroniques, dénonçait «l’opium des intellectuels»…

Le coup de génie d’Aron (qui lui a valu d’être tellement détesté par la gauche, mais jamais contesté sur le fond) a été d’appliquer au communisme la grille de lecture que Marx déposait sur le phénomène religieux… et de comprendre, par une lecture marxiste du communisme et de ses représentants, que le communisme était lui-même une religion! Comment lutter contre une intelligence pareille? Par l’insulte. Ou l’imputation.

Quant à Camus, ce qu’il vivait comme une déchirure au moment de la guerre d’Algérie prouvait uniquement qu’il était incapable d’être con – alors que tout le monde exigeait qu’il le devînt en prenant parti. Albert Camus, Français d’Algérie qui fut le premier à parler de la misère en Kabylie, ne pouvait consentir ni à la violence d’Etat ni au terrorisme. L’intranquillité de sa position était redoublée par les anathèmes des bourgeois qui lui faisaient la morale après avoir, eux, confortablement élu un camp.

Le vrai révolté n’est pas le révolutionnaire en pantoufles qui prédit l’apocalypse depuis sa cheminée, mais l’intranquille sans espoir, qui souffre de l’injustice sans croire pour autant qu’il en détient le remède

 

Camus et Aron sont deux écrivains qui vous inspirent. Pourquoi sont-ils si importants à vos yeux? Diriez-vous qu’ils nous permettent de comprendre notre époque?

Raphaël Enthoven : Ils dessinent, à eux deux, le cercle de la raison. Aron parce qu’il dénie à la raison humaine la possibilité de tout connaître, et Camus parce qu’il situe l’amour (et non la haine) au principe de la révolte. En somme, l’un et l’autre refusent d’oublier qu’ils ont un corps, pour le meilleur et pour le pire. Le corps d’Aron, situé en un temps et en un lieu précis, le prive à jamais de connaître la fin de l’Histoire. Le corps de Camus, gorgé de soleil et d’amour, l’empêche de verser dans la haine où ses semblables croient trouver un remède à l’injustice (sans voir qu’ils la perpétuent). Leur double sillage vous protège à la fois du dogmatisme et de la bonne conscience.

La philosophie critique de l’Histoire que développe Raymond Aron et la constance avec laquelle il assume la position paradoxale de «spectateur engagé» (immergé dans l’Histoire qu’il voudrait connaître au-delà de lui-même) guérissent de la tentation de tout savoir comme de la mauvaise foi. Le sublime paradoxe camusien d’une révolte qui culmine dans «l’intransigeance exténuante de la mesure» guérit de la tentation de croire qu’on peut changer de monde en purgeant le nôtre. Le vrai cynique n’est pas celui qui, comme Aron, «enseigne l’essence machiavélienne de la politique tout en détestant cette essence», mais celui qui, comme Sartre, appelle au meurtre des colons et justifie (sic) «le racisme anti-Blancs» sans jamais consentir aux conséquences de ses propres paroles. Le vrai révolté n’est pas le révolutionnaire en pantoufles qui prédit l’apocalypse depuis sa cheminée, et dont le fauteuil est bien calé dans le sens de l’Histoire, mais l’intranquille sans espoir, qui souffre de l’injustice sans croire pour autant qu’il en détient le remède.

Aller sur ­Twitter quand on a une parole publique, c’est inévitablement s’exposer à la vindicte de morpions anonymes ou de meutes organisées

 

Pour en revenir à la culture du clash, vous êtes vous-même très présent sur Twitter. Comment débattre et philosopher en 280 signes? Comment appréhendez-vous cet outil?

Raphaël Enthoven : Comme une agora qui n’est pas le miroir de la société, mais un remarquable indicateur de mauvaise foi. J’y pêche des esquives de toute nature, des sophismes de toute beauté, des falsifications terrifiantes et (de temps en temps) de véritables dialogues dont chacun sort enrichi. Nanti de ces provisions, je retourne à mon prochain livre (qui parle de tout autre chose). En fait, j’y vais en spectateur engagé, avec une loupe et une longue-vue, pour y mater «en bloc et en détail», comme dirait l’autre.

Quant au clash, que voulez-vous? Twitter est un monde à l’état de nature où il faut jouer des coudes en permanence. Aller sur Twitter quand on a une parole publique, et assumer pleinement les risques de l’horizontalité, c’est inévitablement s’exposer à la vindicte de morpions anonymes ou de meutes organisées. Donc, je rends les coups. Je ne suis pas une blanche colombe et je déteste la bave de crapaud. On respire mieux quand on rend les coups que quand on feint de prendre de l’altitude.

La mort du débat, c’est aussi le politiquement correct importé des Etats-Unis. Celui-ci tend-il à prendre de plus en plus de place en France?

Plus que le politiquement correct (dont l’invocation permet, en retour, d’être raciste tout en ayant une perception héroïque de sa propre opinion), la peste qui nous vient d’Amérique – et qui peine à contaminer un sol républicain – consiste dans une tribalisation de la société avec reconnaissance de critères spécifiques à chaque communauté. L’ennemi public numéro un n’est ni l’extrême droite ni les bons sentiments, mais l’essentialisation, ou l’indexation de l’opinion sur la couleur de la peau, la construction d’espaces «non mixtes» (dont le principe même est problématique, indépendamment de la cible exclue), la victimisation à tous crins, la célébration de la différence comme une fin en soi… et la folie de croire qu’on est antiraciste quand on fait tout ça!

On peut (et on doit) critiquer l’antiracisme sans être intolérant, critiquer le féminisme sans être un zélote du patriarcat, ou critiquer l’hygiénisme sans être un partisan de la tabagie

 

Quels sont les sujets véritablement tabous aujourd’hui?

Raphaël Enthoven : Les bonnes intentions. En dire du mal est un crime dans un monde sans repères. De fait, quand on attaque une bonne intention, on reçoit un procès d’intention. Quiconque fait commerce de ses bonnes intentions réduit à l’avance, par le Bien qu’il désire, toute objection à une abjection. Or, on peut (et on doit) critiquer l’antiracisme sans être intolérant, critiquer le féminisme sans être un zélote du patriarcat, ou critiquer l’hygiénisme sans être un partisan de la tabagie…

En fait, les censeurs en herbe reprennent un procédé vieux comme la démocratie, qui consiste à confondre délibérément la description et la prescription. Pour le dire simplement, toute analyse est présentée, par eux, comme un souhait. Si (sans le souhaiter) vous dites, comme Raymond Aron, que l’indépendance de l’Algérie est, à terme, une certitude, vous serez viré du Figaro(de l’époque). Si (tout en le regrettant) vous dites, comme Christophe Barbier, qu’imposer d’un seul coup l’égalité salariale hommes-femmes serait économiquement dangereux, vous serez immédiatement accusé de misogynie.

Si (tout en luttant contre la loi du silence et en rappelant que la cause principale d’un tel mouvement est l’impunité des agresseurs sexuels qui, à en croire les statistiques, est la règle) vous faites valoir que #balancetonporc (par le seul choix des mots, qui invite à livrer des noms en ligne où les procès se font en cinq minutes, sans appel ni avocat) fait aussi courir le risque de mettre des innocents en prison ou de les acculer au déshonneur, vous serez accusé, sans pouvoir vous défendre, d’être un macho, une ordure, un violeur en puissance, etc. Le pancrace entre un rapport sentimental au savoir (qui exige que son Bien soit le Vrai) et une culture de l’objectivité qui, parce qu’elle ne cherche pas à plaire, déplaît à la majorité, produit des situations ubuesques où, parce que quelqu’un dit que 2 + 2 = 4, on l’accuse d’être le gardien de l’ordre établi!

Qu’est-ce que cela fait d’être nommé parmi les machos de l’année par les «féministes» de Terrafemina aux côtés de Trump et de Bolsonaro?

Raphaël Enthoven : Ça me gêne pour les gens qui font ça. Je me suis toujours publiquement insurgé contre toutes les violences faites aux femmes (du refus de leur serrer la main au refus qu’elles conduisent ou qu’elles votent), j’ai consacré plusieurs émissions au «mythe de la virilité», plaidé pour l’imprescriptibilité du viol, défendu le droit de retirer le voile (ou, à l’inverse, de porter le burkini), et, entre autres, défendu l’IVG dans des dizaines de chroniques… Et on m’installe, au nom du «féminisme», entre Trump, Zemmour et Bolsonaro? Parce que je me refuse à applaudir quand on joue avec la présomption d’innocence, ou quand on croit lutter contre le sexisme par la non-mixité? Sérieusement?

Désormais, l’intersectionnalité est mise au service de la minoration systématique des probléma­tiques féministes, au profit de l’antiracisme

Le néoféminisme va souvent de pair avec un antiracisme dévoyé, y compris dans le monde universitaire. Cela vous inquiète-t-il?

Raphaël Enthoven : Ça m’intéresse, et je veux le combattre en le comprenant. On assiste aujourd’hui au dévoiement de l’intersectionnalité qui, dans les années 1970, tentait de trouver un chemin de crête entre un féminisme objectivement blanc et un patriarcat noir qui, honnêtement, ne valait pas mieux que l’autre. Seulement désormais, l’intersectionnalité est mise au service de la minoration systématique des problématiques féministes, au profit de l’antiracisme.

Quand la dessinatrice Emma, par exemple, soucieuse de banaliser le voile comme un simple vêtement dans une BD où elle opère une analogie trompeuse entre voile et soutien-gorge, occulte systématiquement la symbolique qui y est attachée et se montre aussi peu loquace sur les millions de femmes forcées de le porter à travers le monde ; que, prompte à repeindre la France en enfer absolu pour les femmes voilées, elle contribue à diaboliser, par un procès en islamophobie posé a priori, la critique de discours et de pratiques sexistes attachés au voile, elle sacrifie le féminisme sur l’autel de l’antiracisme. On perçoit les effets directs de cette compromission qui se prend pour un compromis progressiste dans la manière dont certaines féministes ont relayé sur Twitter le #WorldHijabDay (en snobant pour beaucoup l’autre hashtag, #FreeFromHijab, créé en solidarité avec les femmes arrêtées et torturées pour avoir montré leurs cheveux).

Dans vos chroniques, vous dénoncez aussi ce que vous appelez les «plaintifs». L’idéologie victimaire nous entraîne-t-elle vers une dictature de l’émotion au détriment de la raison?

Si ce n’était que cela… Les plaintifs ne se contentent pas de gémir. Ils agressent. Les plaintifs, ce sont les enfants qui se frottent la tête en pleurant à la récré, mais qui cachent une absence de bosse sous leur main et qui espèrent qu’on va les croire. Leur seule discussion consiste à compliquer l’échange en se défendant d’une agression imaginaire (ou en brandissant les agressions réelles comme de telles épreuves qu’il faut se taire et les écouter). Tout ce qu’on peut leur dire est immédiatement tordu afin d’y trouver le diamant d’une offense. Si on les tutoie, c’est du mépris. Si on les critique, c’est une agression… Ce sont des filous déguisés en victimes, qui aimeraient bien ressembler à saint Sébastien mais qui ressemblent à Calimero. L’enjeu de leurs dépôts de plainte n’est jamais d’obtenir réparation (et pour cause), mais d’obtenir dommage. Et reconnaissance du dommage. Ils abusent de la loi dans le seul but de faire passer, parce que la loi s’en empare, une critique pour un crime, et leur interlocuteur pour quelqu’un qui les harcèle. Et ils emmerdent tout le monde, à commencer par la justice.

Par Alexandre Devecchio