Mauritanie : une commission d’enquête entre transparence et chasse aux sorcières

Mauritanie : une commission d’enquête entre transparence et chasse aux sorcières Instaurée le 31 janvier 2020, la Commission d’enquête parlementaire (CEP) devra faire la lumière sur les malversations présumées commises pendant la «décennie Aziz» à travers sept dossiers-clés.

Selon quels critères ont-ils été sélectionnés ? Sur fond de règlements de comptes politiques, les motivations interrogent certains observateurs… Officiellement, il s’agit de lutter contre la corruption, en épluchant l’attribution de plusieurs marchés sous la présidence de Mohamed Ould Abdel Aziz, à la tête du pays entre le 5 août 2009 et le 1er août 2019.

Lors de la conférence de presse du 14 février 2020, la commission d’enquête parlementaire (CEP) sur la gestion économique et financière de la «décennie Aziz» a annoncé son ambition d’instaurer «une bonne gouvernance dans la gestion de la chose publique» dans le cadre du «contrôle de l’action du gouvernement par le Parlement».

Mandatée à la demande de l’opposition (l’Union des forces progressistes, «UFP» et le Rassemblement des forces démocratiques, RFD) et acceptée par le parti de la majorité (l’Union pour la République, «UPR») pour identifier les auteurs de potentielles malversations, cette commission bipartite devait initialement rendre public son rapport fin juillet 2020, au terme de six mois d’enquête.

Tandis que l’opposition a demandé fin mai, une accélération des procédures, la multiplication des cas de Covid-19 en Mauritanie aura eu raison du calendrier et les investigations seraient, de sources bien informées, suspendues jusqu’à la fin du mois d’août. En effet, vendredi dernier, les autorités sanitaires signalaient 77 cas supplémentaires, portant le total de cas confirmés à 423. Aussi, pour prévenir toute vague de contamination massive, le gouvernement a pris de nouvelles mesures de restriction parmi lesquelles l’instauration d’un couvre-feu, le port du masque obligatoire ou encore le report de l’ouverture des établissements scolaires.

Proposée par la majorité, la composition de la CEP a été approuvée par la commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale. Elle comprend neuf membres, dont sont six issus du parti UPR. La présidence a été confiée à Habib Brahim Diah (député du département du Mongel) qui s’attèle à vérifier les comptes des marchés publics dans des secteurs aussi variés que la pêche, les infrastructures ou encore l’énergie.

La CEP lance un appel à témoins

La commission s’est penchée sur la gestion de plusieurs secteurs-clés par l’ancien régime, pour expliquer la situation des comptes publics. Cette initiative découle de la publication d’un rapport de la Cour des comptes, et des déclarations du Premier ministre du 31 juillet 2019, selon lequel, le Trésor public ne disposait que de 26,4 milliards d’ouguiyas (dont 18 milliards d’aides de la Banque mondiale) alors que les obligations de l’Etat s’élevaient à plus de 200 milliards d’ouguiyas… En d’autres termes : les caisses sont vides.

Au total, une trentaine de personnalités, parmi lesquelles des cadres de la haute administration, des ministres en exercice et d’anciens ministres du président Aziz, mais aussi les ex-directeurs du port de Nouakchott et d’établissements économiques publics, ont d’ores-et-déjà été entendus sur la gestion des revenus pétroliers et miniers (FNRH et SNIM), l’attribution de marchés publics (Sonimex), les ventes du foncier public, l’attribution de concessions portuaires (Arise), les signatures de contrats dans les domaines de l’énergie (Somelec) et de la pêche (la société chinoise Poly Hondong), ainsi que sur les conditions de liquidation d’un certain nombre d’entreprises publiques.

A terme, les conclusions de la commission pourraient ouvrir la voie à de nouvelles enquêtes, judiciaires cette fois-ci… Promettant rigueur et impartialité, la commission encourage «toutes les personnes disposant d’informations pertinentes, documentées, relatives au sujet en rapport avec l’enquête ou souhaitant apporter leur témoignage par rapport à ces mêmes questions à bien vouloir collaborer», a indiqué Lemrabott Bennahi, son porte-parole. L’appel à témoins est lancé, mais la CEP rencontrerait quelques difficultés pour situer les responsabilités et pour vérifier certaines informations relatives aux contrats régis par le code des marchés publics.

Alors que la création de la CEP entérine le divorce entre l’ex-président Aziz et son successeur, nombreux sont ceux qui voient dans l’enquête en cours, un règlement de comptes politique dont feraient les frais les dossiers visés dès l’origine, mais aussi les nouvelles affaires indexées dans le cadre de l’élargissement des investigations depuis mi-avril 2020. «Le sentiment des observateurs, c’est une commission d’enquête tronquée, partielle et partiale pour en finir avec les revendications de l’opposition qui commençaient à plomber le début du quinquennat de Ould Ghazouani», écrivait notamment Chérif Kane, journaliste mauritanien en exil dans le média en ligne Cridem. Entre volonté de transparence et chasse aux sorcières : la Mauritanie règle ses comptes avec les «années Aziz».

Les entreprises seront-elles les boucs émissaires de la CEP?

Le marché du terminal à conteneurs du port de Nouakchott (PANPA), dont la licence de construction et de gestion attribuée à Arise fin 2018, fait partie des dossiers visés par la CEP. En effet, le marché aurait été octroyé «dans des conditions troubles» (par entente directe, à une entreprise inconnue du grand public). Le 10 mai dernier, l’entreprise s’est vu notifier un avis de fin de bail par le nouveau directeur général du port, Sid’Ahmed Ould Raiss, encouragé par les promoteurs nationaux du secteur. Pour rappel, détenue par Olam et Meridiam, la joint-venture Arise Mauritanie a lancé les travaux de développement d’un nouveau terminal à conteneurs d’une capacité de 250 000 EVP, dans le port de Nouakchott (310 millions de dollars)

Le projet prévoit également la construction d’une zone de stockage de 25 000 m2. A l’origine, Arise Mauritanie devait exploiter la nouvelle concession portuaire pour une durée de trente ans. A date, le projet est passé au crible par les membres de la commission, en dépit de ses références portuaires ou logistiques (terminal portuaire d’Owendo à Libreville, par exemple) et de la réputation «AAA» de ses actionnaires sur le continent (le fonds d’investissement français Meridiam, le géant de l’agroalimentaire singapourien Olam et enfin, le fond danois AP Moller, actionnaire depuis janvier 2020).

Lemrabott Ould Bennahi, le porte-parole de la CEP, assurait lors de la conférence de presse du 13 mars 2020 à l’Assemblée nationale que les membres de la CEP étaient déterminés à réaliser leurs enquêtes en toute impartialité, sans stigmatisation aucune. Pourtant, du côté de Nouakchott, on s’interroge sur les motivations profondes des dossiers sélectionnés aussi, dans l’attente des conclusions définitives, le secteur privé retient son souffle.

Par Marie-France Réveillard

Source : La Tribune Afrique (France)