Être mauritanien, c’est d’abord connaître, comprendre, accepter et aimer son pays. Ceci s’est avéré, pour moi, tout au long de mes pérégrinations intellectuelles, tout simplement de la haute voltige. Tellement le sujet demande, exige et comporte de gymnastiques et d’acrobaties à donner le tournis. Fort d’environ quatre millions d’habitants, mon pays s’est retrouvé peuplé, par une conjugaison de l’histoire et de la géographie, de quatre ethnies couvrant quelque deux ou trois cents tribus, réparties et redistribuées inéquitablement sur quatorze régions et quelques aires géographiques.
Pour être ou ne pas être mauritanien, (to be or not to be), certains aujourd’hui vous indexeront obligeamment de : négro-mauritanien, bidhani-mauritanien, hartani-mauritanien ou peut-être encore esclave-mauritanien (qui cherche trouve…), citoyen éternellement pérégrin. Et ce malgré toutes les protestations, état-civil, injonctions et vérités établies. Même si tu es libre et affranchi depuis toujours, saches que tu es, encore et malgré toi, toujours esclave de quelque chose. Parce que quatre-vingt-dix pour cent des Mauritaniens sont pauvres, ignorants et ne connaissent même pas leurs droits. Exclus en conséquence et le plus naturellement du monde ; exploités par leurs parents, leurs amis politiques et l’élite, tous pourtant censés les protéger et représenter.
Tares et défauts
Ce cumul de tares et défauts (congénitaux ?), bien avant et après l’Indépendance, n’est allé que crescendo, suscitant clivages et disparités partout visibles, comme autant de problèmes sous-jacents pour nous tous et pour l’État. Lot quotidien de tous les Mauritaniens toutes communautés, ethnies et tribus confondues, les privations et l’injustice sont les mieux partagées. Et personne n’échappe à cet engrenage et cercle vicieux où nous sommes entraînés comme en un tourbillon.
En lisant la communication de Biram Dah Abeïd à Genève, devant le Comité des Droits de l’Homme (CDH) de l’Union Internationale des Parlementaires (UIP) et en y réfléchissant, je fus réellement surpris par les contrevérités qu’elle assène. Malgré la noblesse de son objectif et la valeur littéraire de sa rédaction, le pamphlet décrit des situations qui ne se trouvent aucunement en Mauritanie. Pour ce qui est de l’esclavage ou de ce qu’il en reste, l’ouvrage me renvoie plutôt aux écrits sur la Guyane, les Caraïbes et aux Amériques, durant la traite négrière et l’industrie de la canne à sucre. En ce qui concerne Daesh, le jihadisme et autre islamisme en vogue, ce serait plutôt la Syrie ou la Lybie ; sinon, plus près de nous, la « zone des trois frontières » : Mali, Niger et Burkina Faso ; mais en tous cas, pas chez nous.
Ce que Biram appelle, dans sa communication, « la classe arabo-berbère » est une utopie qui ne résiste pas à l’analyse et la vérité. Elle ne contient, tout au plus, que quelques individus de l’ensemble « beïdhane », avec paradoxalement d’autres de communautés différentes, que l’histoire et la géographie des années soixante mirent en scène et sous les projecteurs, parce qu’ils fondaient un embryon d’État et l’accompagnèrent. Il est cependant vrai qu’eux-mêmes et certains de leurs proches (mais pas tous) en tirèrent divers privilèges et avantages. Un ami, Ould Rajel, les appelle « affectueusement » : « les héritiers S.G. » (Service du Gouvernement).
L’honorable Biram Dah Abeid est un irréductible militant des droits de l’homme qu’on ne présente plus. Un homme juste et respectable, pour la plupart des Mauritaniens. Un homme fier, charismatique et de bonne prestance qui séduit au premier contact. Mais Biram est surtout un rebelle contre l’injustice, l’exclusion, les séquelles de l’esclavage et l’esclavage lui-même. Il a souffert de cet engagement, enduré et connu la prison plusieurs fois. Nous lui sommes tous reconnaissants pour ses sacrifices, son courage, son stoïcisme et sa témérité. Mais, en homme libre, Biram ne doit chercher que la vérité et la justice, pour lui-même et pour tous ses compatriotes, sans trop tirer vers le monolithisme des idées. J’ai beaucoup de respect et d’estime pour l’homme, à telle enseigne que j’ai demandé au président de la République Mohamed Ould El Ghazwani, dans un article – « Vox Populi », publié dans Le Calame numéro 1179, en date du 16 Octobre 2019 de s’affranchir d’Ould Abdelaziz « à la manière de Biram Dah Abeid ». Mais être libre, affranchi et, de surcroît, Biram, c’est aussi savoir choisir ses armes et bien les affûter. Or sa dernière communication, en tant qu’arme à vocation « destructrice », fut, malheureusement, plutôt du genre « fusée Hamas ».
Fils prodige
Ces jours-ci, un autre militant des droits de l’homme, feu Mohamed Saïd ould Hammodi, illustre patriote, grand intellectuel, écrivain talentueux et ancien ambassadeur, a été honoré par son pays qui a donné son nom à un lycée d’Arafat. En matière de culture et de savoir, nous lui devons, entre autres, l’inestimable « Bibliographie générale de la Mauritanie » et une des plus riches bibliothèques privées. En guise de reconnaissance, l’État devrait même donner son nom à l’Université de Nouakchott.
Ce fils prodige de la Mauritanie, est aussi pour ne pas dire : d’abord fils de son père, Hommodi (Dahah) ould Mahmoud, célébrissime et richissime homme de l’Adrar. Homme exceptionnel, celui-ci reste une légende, perpétuée par le souvenir entretenu de tous les gens de l’Adrar sur son intelligence, son entregent, sa générosité et sa bonté. Notre mémoire collective affectionne et privilégie la retenue et la sagesse. Pour cette raison, nous entretenons l’image de certains héros haratines. Ignorer l’histoire et la sociologie de notre pays ne nous ferait que commettre des erreurs à même de nous écarteler et disloquer.
Certains de ces héros sont encore, Dieu merci, parmi nous : Messaoud ould Boulkheir, Boydiel ould Houmeïd et bien d’autres encore. De ceux qui nous ont quittés, nous gardons mémoire, vive et entretenue : Baba ould Maata, Mohamed Lemine ould Ahmed… . Notre devoir à tous, Mauritaniens, est de soigner les plaies, écraser les sources d’ignition et éviter surtout les remous et l’anarchie. La communication de Biram fut une offense à un héritage commun, il est vrai établi, le plus souvent, dans la douleur et les privations, mais aussi, dans la tolérance et l’entraide propre à notre culture et notre identité religieuse et sociale.
Pour illustrer mon propos, il me vient à l’esprit divers personnages fabuleux issus de ce milieu et de cette culture : Bilal Elwely, Bilal Eddiouly, Ould Emsaïka et, de chez moi en Adrar, le fameux Hommodi ould Mahmoud, tantôt cité. Voici, au sujet de ce dernier, une anecdote qui me fut contée par un de ses petits-fils. Je vous la livre en contrepoint du voyage de Biram à Genève. Le caïd Beyrouk de Ouad Noun, qui jouit, dans notre culture, du statut d’un sultan, avait invité les dignitaires de l’Adrar chez lui à Goulimine : l’émir Ahmed ould Aïda, le chef d’Oulad Ammoni, Ahmed ould Kerkoub, celui des Oulad Agchar, Ould El Maayouf, et le gratin des intrépides et téméraires chefs Oulad Ghaylanes : Ould Mhammel Dik, Ould Boubout, Ould Mogueyya, Ould Mheïmed, Ould Ekhtaïra, Ould El Malha, Ould Tegueddi.
Ajoutez à cette liste tout ce que compte l’Adrar de chefs de tribus maraboutiques et commerçantes. Hommodi figurait en bonne place, comme une icône bien vivante et très agissante parmi tout ce monde élu et distingué. Hommodi était, parmi ces hôtes, à équidistance de tous et n’éprouvait aucun complexe à se mouvoir en leur compagnie. C’est alors que surgit un affabulateur avec un arbre généalogique confectionné par ses soins et tout droit sorti de son imagination, affirmant que Hommodi était un chérif. Perspicace et averti, Hommodi prit l’intéressé à part et lui dit, après lui avoir remis une somme d’argent (objet de son faux document) : « Cher monsieur, je ne suis là, parmi mes amis, tous personnages et personnalités distingués, que parce que je suis Hommodi ould Mahmoud des Oulad Bou Sba ». Et d’ajouter subtilement : « Tu sais, les chérifs pullulent à Atar, Chinguitty et Wadane mais ils n’ont pas été invités ».
Juxtaposition
Le CDH devra, à l’avenir, inviter tous les militants des droits de l’Homme haratines, tels Messaoud ould Boulkheir ou Boydiel ould Houmeid, pour ne serait-ce que nuancer notre propre situation, très différente de celle que Genève veut nous imposer et faire avaler. Comme si notre propre esclavage ne nous suffisait pas, nous devons y rajouter celui des Caraïbes et des Amériques. Et, cerise sur le gâteau, les guerres en Lybie, Syrie, Mali, Niger et Burkina Faso ! Genève fut le berceau du célèbre genevois Jean-Jacques Rousseau, mort en 1778. Auteur du « Contrat social » et de la célèbre assertion : « les hommes naissent libres et égaux » ; reprise, après la révolution française, en « logo frontal » par la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Mais la formule est tout simplement un plagiat. Son véritable auteur est Omar ibn Khattab, plus de mille ans avant la naissance du genevois.
Omar fut le deuxième calife de l’islam ; surnommé El Varough, parce que, dit-on, il sépara le juste du faux. Il convoqua, un jour, son wali d’Égypte, le fameux Amr ibn El A’as, en le sommant d’amener avec lui son fils. C’était la période du hadj. Quand Amr et son fils se présentèrent, Omar appela un jeune copte, lui tendit un fouet et lui dit : « fais-toi justice ! ». Le jeune chrétien avait été frappé et humilié par le fils de Amr en Égypte et son père était venu se plaindre à Omar. Après que justice fut rendue, Omar s’adressa au public et leur déclara : « Depuis quand avez-vous rendu les hommes esclaves, alors que leurs mères les ont enfantés libres ? ». Cet événement se déroula vers la fin du 7ème siècle.
En guise de conclusion, je vous laisse méditer une histoire d’esclavage relatée par un ancien commandant français de cercle, Gabriel Ferral, en son ouvrage « Tambour de sables », réédité sous le titre « Et l’horizon fut ma demeure ». Un esclave et son maître s’était retrouvé devant le cadi de Kiffa. Après avoir sanctionné et sermonné le maître, le cadi se tourna vers l’esclave et lui dit : « Vous êtes un homme libre et disposez, dès à présent, de votre personne comme bon vous semble ». Mais, quelle fut la surprise des deux messieurs quand, l’ancien maître levé pour partir, le tout nouvel affranchi en fit de même, comme un automate, et suivit son ancien maître dont il ne voulait pas se séparer, malgré les injonctions du cadi et du commandant de cercle.
Cela explique peut-être les relations ô combien complexes tissées, développées et entretenues, des siècles durant, entre individus, groupes et communautés. Hartani veut dire, selon Catherine Taine-Cheikh (1) dans son dictionnaire français-hassaniya : croisement. Le mot est d’origine amazig et donc berbère. Il désignait un brassage, métissage ou mélange entre deux genres. Entre le noir et le blanc, par exemple. Ou, encore, entre sanhajas et soninkés, les premiers à s’être mélangés dans les ksours de Wadane et Walata, générant un idiome spécifique, l’aziri. Un mélange de soninké et de berbère encore parlé dans les Hodhs après l’arrivée des colons.
Mon pays, la Mauritanie, est à l’origine une juxtaposition de peuples et de tribus venus, les uns après les autres, se superposer et constituer, de siècles en siècles, diverses strates, via brassages et conflits, pour former au final la nation que nous connaissons. Sous la coupole de la république, nous continuons à nous revendiquer ou nous indexer les uns les autres : hartani, hraitani, kowri, kweyri, bidhani, beykhani, m’rabett, m’raibett, zawi, z’aawi, magavri, hassan, h’saysni, znagi, zneyagi, lahmi, saheb, iguiw, agweiw, m’alem, m’aylem, lam toro, torodo, halayba, tibaylo, etc. Toutes ces appellations et leurs significations, d’un autre âge me direz-vous, existent bel et bien toujours, entretenues et nourries en notre sein par une certaine élite pourtant censée nous en débarrasser. Et certes : esclave et hartani n’ont pas la même signification à Genève, Gouloumine, Atar, Boutilimit ou Kiffa…
NOTES
(1) : Catherine Taine-Cheikh est l’épouse de l’émérite professeur Abdel Weddoud ould Cheikh.
Par Sid’Ahmed ould Éleya El Ammoni