Les pasteurs nomades, les ultimes gardiens de l’élevage mauritanien menacés de disparition

Le 18/01/2020 – Cheikh Aïdara, Mbout

Ils n’ont pas été recensés depuis 2000 et ne représentent plus que 5,11% de la population mauritanienne selon l’ONS, contre 36% en 1977 et 65% en 1965. Que reste-t-il aujourd’hui de ces nomades pasteurs sur lesquels reposent environ 15% de l’économie mauritanienne ? Alors que les ODD exigent que « personne ne soit laissé derrière », des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, vivent en marge de toutes les politiques de développement, malgré les efforts soutenus menés par l’État et ses partenaires ces dernières années à travers des programmes et des chartes pastorales destinées plus à résorber les crises périodiques entre éleveurs et paysans, qu’à offrir de véritables outils d’intégration à une frange qui ne bénéficie d’aucun service social de base. Reportage.

Dans l’obscurité, à la recherche du petit campement (Crédit Aidara)

Dimanche 15 décembre 2019. Il est 21 heures. Un silence sidéral plane sur les lieux, un no man’s land dénommé Neyan, à cinq kilomètres de la ville de Mbout. Cela fait une dizaine de minutes qu’un ami et moi roulons loin de la route bitumée. La Pickup emprunte difficilement un terrain rocailleux. Ses phares balayent l’obscurité abyssale. Nous sommes à la recherche des Ehel Ahmedna, deux frères nomades, leur famille et leur cousin Mohamed Selman, perdus quelques part dans cette vallée dominée par une touffue végétation de «Sidr», de «Talhaya» et de «Tourja». Seul le téléphone nous relie à Yahya, l’un des frères Ahmedna.

Une vie recluse dans la nature

«Où-es tu ? Est-ce que tu aperçois les phares du véhicule ? Tu les vois ? On pique tout droit ? On ne voit pas la lumière de ta torche !» nous inquiétons nous. Puis la communication s’interrompt. On scrute l’obscurité à la recherche d’une quelconque lumière. Des lueurs à l’horizon nous font perdre notre chemin un instant. Il s’agit des phares d’un véhicule croisant loin sur la Nationale.

Le réseau téléphonique revient. « J’ai perdu vos phares. Vous êtes où ? » nous rappelle Yahya. On rebrousse chemin sur le même terrain rocailleux à pas d’escargot. Quelques mètres plus loin, la sonnerie du téléphone brise le silence. « Là, je vous vois de nouveau. Vous êtes sur le bon chemin, continuez tout droit » nous interpelle de nouveau Yahya au milieu de l’obscurité. Quelques minutes plus tard, une faible lueur scintille derrière quelques arbustes. On s’avance prudemment. Tel un fantôme, Yahya apparaît derrière une touffe d’eucalyptus, les pans du boubou relevés au dessus des épaules découvrant un pantalon qui fut blanc un jour. À sa main, une torche.

Aux alentours, rien que le bruissement des arbustes et les échos stridents de la brousse. Yahya monte à bord. Nous roulons, soulagés enfin d’avoir atteint notre but. Cinq minutes plus tard, il nous arrête. « Je crois que je me suis perdu », lance-t-il. Tout le monde descend, vite happé par l’obscurité. Yahya tourne en rond comme un sioux, scrutant le moindre repère sous la faible lumière de sa torche. « Je pense que nous avons raté le campement. Grimpons sur cette crête, pour que je m’oriente », indique-t-il. Là aussi, c’est le téléphone qui sauve la mise. Yahya appelle son jeune cousin Mohamed et lui demande de nous orienter avec sa torche. Quelques embardées plus tard, voilà Mohamed debout derrière une clairière. La Pickup ne peut avancer plus loin. Un profond ravin long de plusieurs kilomètres longe la Batha.  En saison hivernale, ses eaux rageuses venues du Tagant se jettent à Foum Gleïta, nous apprend-on.

Une tente bédouine perdue au milieu des branchages

Yahya nous guide sous un énorme arbre dont les branches ovales effleurent presque le sol, formant une sorte d’abris. Un feu crépite. A côté, deux couvertures et deux coussins nous attendent. Seuls meublent le silence, le crépitement du brasier, les bêlements d’un troupeau de petits ruminants gardés dans un enclos formés de branchages et le blatèrement des chameaux invisibles à nos yeux. Mohamed installe sa grosse théière sur un tas de brindilles incandescents, tandis que Yahya tire d’une des caisses que nous avons ramenés, thé, sucre, quelques bouteilles d’eau et deux paquets de biscuits. Il disparait aussitôt, puis revient, les bras lestés d’un vaste ustensile rempli de lait de chamelle mousseux et chaud. Notre seul dîner de la soirée, que seuls agrémentent trois verres de thé suave et quelques questions broussardes plus pour meubler le silence que pour s’informer réellement.

Le réveil au petit matin à côté de Yahya

Au petit matin, le décor apparaît dans toute sa splendeur. Nous apercevons enfin les deux tentes situées à l’autre côté de la Batha. Elles abritent les familles de Mohamed et Abdallahi, le cousin et le frère de Yahya. Ce dernier vit seul. Ses filles sont parties à Kamour, dans l’Assaba, avec leur mère pour suivre leur scolarité. Elles ne reviendront que durant les grandes vacances hivernales. Quand à Mohamed et Abdallahi, leurs épouses sont dans le campement en leur compagnie avec leurs enfants, des petits dont l’âge varie entre un et seize ans. Les plus grands n’ont jamais fais l’école.

Les oubliés de la République

Les frères Ahmedna et leur cousin Mohamed, à l’image de plusieurs milliers d’autres transhumants, évoluent la plupart du temps hors des agglomérations urbaines. Ils mènent leur vie derrière les troupeaux qu’ils suivent selon les saisons et les pâturages, menant une des plus rudes existences, faites de privation et de durs labeurs. Ils participent pourtant largement à l’économie nationale, l’élevage représentant environ 15% du PIB de la Mauritanie selon le Ministère du Développement Rural.

Vue partielle du troupeau de chameaux des Ehel Ahmedna à l’aube

Beaucoup de familles (62% selon la Banque Mondiale), surtout dans les périphéries des grandes villes, tirent leur subsistance de la survie de ces troupeaux. Celle de Yahya à Kamour dépend exclusivement des revenus qu’il leur envoie. «Je leur envoie leur ration mensuelle, en vendant une chèvre par-ci, un mouton par-là, et parfois un chameau. Même les fournitures scolaires des enfants, leurs habits et leur soin» témoigne-t-il.

En plus de leur contribution à l’économie nationale par la préservation et le développement du cheptel national, les transhumants participent aussi à l’économie des ménages et à la conservation du patrimoine culturel du pays. La disparition de ce mode de vie aurait ainsi de graves conséquences économiques, culturelles et sociales.

La famille de Mohamed au petit matin, des enfants sans scolarité (Crédit Aidara)

Pourtant, cette frange de la population est oubliée dans toutes les politiques. Elle ne bénéficie d’aucun programme de développement et n’a aucun accès aux services sociaux de base, tels que la santé, notamment la santé reproductive, l’éducation, la protection sociale, les activités génératrices de revenus (AGR) et les transferts monétaires au profit des femmes nomades.

Déconnectées par rapport aux programmes de développement, les populations nomades sont exposées à divers dangers, notamment l’abandon de leur forme économique d’existence. Leur jeunesse est à la merci de l’extrémisme violent et de ses conséquences.

La déferlante vers le Guidimagha, le revers de la médaille

Véritable zone de stationnement des transhumants et de leur bétail pendant plusieurs mois, la région du Guidimagha fait les frais d’un développement économique régional non équilibré. Résultats, le cheptel venu du Nord et du Nord Est déferle vers cette région connue traditionnellement comme à dominante paysanne avec un petit élevage domestique. Si par le passé, les transhumants des autres régions ne faisaient que des stationnements saisonniers, ils ont tendance ces dernières années à se fixer, compromettant l’agriculture locale et l’environnement ainsi que ses cohortes de conflits.

A peine les récoltes achevées, les champs sont abandonnés aux éleveurs et à leurs troupeaux (Crédit Aidara)

D’où les nombreuses tentatives menées dans ce cadre pour pacifier les relations entre éleveurs et paysans, notamment le projet « Gestion des ressources naturelles du Guidimagha » de la coopération allemande GIZ entre 2000 et 2003, et aujourd’hui, le Projet régional d’appui au pastoralisme au Sahel (PRAPS) financé par la Banque Mondiale et qui couvre six pays dont la Mauritanie. En appui à l’Etat mauritanien, le programme PRAPS 2013-2021 couvre les principaux axes de transhumance dans dix Wilayas du pays.

La composante «Gestion des crises pastorales » de ce programme vise entre autres, à aider les éleveurs vulnérables et leurs familles à diversifier leurs revenus à travers des AGR et la formation aux métiers.

Il s’agit pour le moment de la seule réponse apportée aux préoccupations soulevées par les pasteurs, avec cependant une faible incidence sur les transhumants, dont la situation devrait interpeller les décideurs et leurs partenaires au développement. Les transhumants forment aujourd’hui une minorité laissée en rade par l’Agenda mondial.

Cheikh Aïdara, Mbout
Groupement des Journalistes Mauritaniens pour le Développement (GJMD)