Dans le posting précédent, je me demandais par où faut-il commencer pour permettre un renforcement des capacités à concevoir, à promouvoir et à mettre en œuvre des projets porteurs pour la Mauritanie, des projets à même de renforcer la démocratie pour asseoir les règles d’une véritable citoyenneté.
C’est bien par la tête que le poisson pourrit. C’est bien dans les têtes que se conçoivent et que s’élaborent les idées fondatrices.
Il y a quelques années je faisais appel à Anthony Rowley qui est un historien de grande renommée pour essayer de diagnostiquer la situation dans laquelle on se débattait (janvier 2007). Parce que j’étais convaincu – je le suis encore – que ce dont nous souffrons ne concerne pas une gouvernance particulière, un pouvoir donné à un moment donné.
Il relève d’une crise multiforme profonde liée à l’état de déliquescence morale et intellectuelle de notre élite.
Anthony Rowley, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, s’intéresse particulièrement aux crises de sociétés. Il a tout dit là-dessus : Quand est-ce qu’une aire civilisationnelle est en crise ? Pourquoi entre-t-elle en crise ? Comment y entre-t-elle et comment se manifeste cette crise ?
Je vais donc lui emprunter quelques-unes de ses lumineuses idées pour essayer d’éclairer – ne serait-ce que partiellement – la situation qui est la nôtre…
Pour Anthony Rowley, «une crise de civilisation est fondamentalement culturelle». Elle se manifeste quand on a cessé de réfléchir, de produire et de créer. Quand on est dans l’incapacité de répondre à nos questionnements. Quand on ne peut plus satisfaire nos besoins élémentaires par nous-mêmes.
Cette crise exprime alors l’incapacité d’une culture à s’adapter et à créer de nouveaux modes de pensée, de nouveaux rapports à même de répondre aux exigences du moment.
«Quand l’exténuation de la culture majeure bute sur la carence des élites, la glose domine au détriment de l’innovation». En d’autres termes, quand les élites sont incapables d’innover, nous commençons à ressasser. C’est ce que notre éminent sociologue Abdel Wedoud Ould Cheikh appelle «la rumination» de l’Histoire, je dirai des histoires. Le propre de cette «rumination», c’est qu’elle finit par nous rassasier jusqu’à l’indigestion. Cela étouffe et finit même par tuer progressivement, par extinction.
Nous apprenons avec Anthony Rowley que la mort d’une culture – et donc d’une société – «vient d’une crise d’obsolescence». Quand le système n’a plus les réflexes qui lui permettent de se renouveler, il se défait «de l’intérieur», se délite et fond.
«La mort d’une civilisation est l’incapacité à répondre à un défi», dit Rowley. Elle intervient quand «la culture dominante interprète mal ce qui se passe». C’est à ce moment selon lui que «surgissent les mythes». La tendance à pleurer le passé devient la valeur première. Hier est évidemment meilleur qu’aujourd’hui, aujourd’hui que demain. La notion de Progrès s’arrête. Tout comme le rêve et l’imagination. L’intelligence aussi. On se réfugie dans les «âges d’or», on regarde derrière soi et on oublie d’avancer.
«Crainte d’engloutissement de la civilisation qu’accompagne un phénomène d’illisibilité du monde», selon l’expression de Rowley. Alors naissent de nouveaux états d’esprit qui prennent vite l’allure de traumas profonds : déstabilisation, crise, défiance, morosité, incompréhension, enfermement, refus de reconnaissance mutuelle, intolérance, violence, barbarie, criminalité…
Cités en vrac, ces maux sociaux rendent mieux l’état chaotique dans lequel nous pataugeons depuis une quarantaine d’années. Et duquel on n’arrive pas à émerger. Le défi pour notre élite, c’est bien de nous expliquer comment nous en sommes arrivés là pour nous aider peut-être à en sortir. En prenant en compte d’autres dimensions spécifiques à la société mauritanienne dont essentiellement sa perception du temps sur laquelle il faut toujours insister.
En effet, la perception que nous avons du temps est circulaire. Elle n’est pas linéaire. Et si nous avons l’impression de tourner en rond, c’est bien parce que nous continuons de discourir sur les mêmes maux auxquels les bâtisseurs de laMauritanie indépendante ont fait face. Si les discours restent sensiblement les mêmes, tournant autour des mêmes thèmes, c’est que le refus d’avancer l’a emporté sur la volonté de changer notre état.
Nous nous sommes accrochés au passé que nous avons remanié à force de le mâcher. Nous avons refusé de regarder devant nous et même autour de nous pour ne pas être détournés de ce passé. Notre mental nous refuse jusqu’à présent d’envisager le temps qui avance, de reconnaitre l’Histoire qui permet l’accumulation d’expérience et d’adopter le Progrès comme source d’inspiration et d’émulation.
L’un des aspects graves de cette fuite en avant – on a envie de dire de cette fuite en arrière – face au temps, c’est la possibilité pour chacun de ne pas être comptable de son cursus, de ses agissements, de ses choix, de sa participation active (ou passive) aux crimes d’hier. Parce que dans nos esprits le temps passé est passé, que le temps futur est déjà en train de passer, on peut à présent tout faire, tout dire : cela ne porte pas à conséquence.
C’est pourquoi le refus de faire le procès du passé au lendemain du 3 août 2005 a été l’erreur principale des auteurs de ce changement majeur. C’est pourquoi il est impossible de faire l’économie de ce procès qui permettra au moins au pays de se reprendre et de se libérer définitivement de ceux qui le prennent en otage et lui refusent d’avancer.
Mohamed Fall Oumeir
Source : La Tribune Mauritanie