Le paysage scolaire de Nouakchott
À la fin de l’année 1970, l’ENS ouvrira ses portes à une première promotion comprenant mon ami Abdellahi Fall dit Mbreya. Un premier cycle de deux ans assurera la formation sur le sol national des premiers professeurs des Collèges d’Enseignement général (CEG). À l’époque, on dénombrait à Nouakchott cinq établissements secondaires: le Lycée National, un collège de garçons, un collège ou un cours complémentaire (CC) des jeunes filles, l’ENI, un collège et un lycée technique. Le tout devait compter quelques 3.000 élèves dont la moitié au Lycée national.
Dans ce dernier établissement, les filles, de nationalité mauritanienne, faisaient à peine 10%. La session du Bac de 1972 verra l’admission des premières filles mauritaniennes à ce diplôme. Elles étaient 4 à 5. Je retiens parmi elles les noms de Jervouna de Boutilimitt, Khadjetou Mint Boubou d’Aleg, feue Vatimetou Mint Soueidatt d’Atar et Diyé Bâ de Kaédi.
Le staff du Lycée National était animé par 3 personnalités: le proviseur Sidi Ould Hanenna, le Directeur des études, Sèye Cheikh, le Surveillant général d’internat, Mohamed Ould Ely Salem, alias « Ana Esmaat » ou « j’ai entendu ». Les élèves, excédés par son zèle, l’appelaient ainsi: il avait l’habitude de débuter ses accusations contre un élève par cette expression, comme quoi il avait entendu de ses propres oreilles tel ou tel propos chargeant un élève d’une infraction donnée. Le temps du directeur des études, Sèye Cheikh, était accaparé pour l’essentiel par le sport.
Le dynamisme d’un parti unique
Le Parti du Peuple Mauritanien (PPM) dominait l’activité politique officielle. Il possédait une élite de cadres politiques, militants de la première heure, issus des partis créés avant l’indépendance. Ils avaient une foi illimitée en leur chef, le président Mokhtar Ould Daddah. Ils s’activaient 24/24 dans les structures de leur parti au pouvoir, parti unique, comme il était de mode. Sous la pression de l’action de l’opposition naissante, deux tendances commençaient à se faire jour au niveau des instances dirigeantes du PPM, ce parti qui, conformément à la volonté de son chef, le président Mokhtar Ould Daddah, s’organise à la manière des partis au pouvoir dans les pays dits alors socialistes, bien que le système socio-économique fut organisé autrement.
La première tendance peut être considérée comme conservatrice, partisane d’une ligne dure, sans aucun compromis, à l’égard de l’opposition. Une autre tendance, plutôt modérée, prônait l’ouverture et le dialogue, pas expressément avec l’opposition, mais plutôt avec les jeunes. Le ministre de l’intérieur feu Ahmed Ould Mohamed Saleh et l’ancien maire de Nouakchott, l’ex-chef des bouchers, Mohamed Ould Khayar, en plus de politiciens zélés comme un certain Yahya Ould Abdi (instituteur), symbolisaient la tendance dure. Des jeunes cadres intellectuels, tournant autour de la première dame, Marième Daddah, s’opposent de plus en plus ouvertement à la ligne dure. Citons-en Sid’Ahmed Ould Dey (directeur de l’ENI) et des jeunes ministres, comme Sidi Ould Cheikh Abdellahi, Bâ Mamadou Alassane et Ahmed Ould Sidi Baba. Une élite dynamique de femmes dont la première femme ministre, Touré Aïssata Kane, Khaddaja Mint Emir et Vivi Mint Foeiji.
Toutes les trois furent des membres du Conseil Supérieur des Femmes du PPM.
« Wouzara Rissala »
Une dizaine de jeunes cadres supérieurs, directeurs de services dans différents ministères, vont signer une fois une lettre de protestation contre l’ampleur de la répression dans le pays. Certains d’entre eux seront promus ministres et porteront désormais le nom de « Wouzaras Rissala » ou « ministres de la lettre », allusion à cette fameuse lettre de protestation.
Le cercle de jeunes de Mariem
Les partisans de la ligne d’ouverture seront renforcés plus tard par des jeunes cooptés à la périphérie de l’opposition, comme Bebbaha Ould Ahmed Youra, Mohamed Lemine Ould Moulaye Zeine et Mohemd Elhavedh Ould Enahoui. Ces derniers seront rejoints plus tard par un grand cadre du mouvement, apparemment chargé d’une mission spéciale, Yeslem Ould Ebnou Abdem. Mohamed Lemine Ould Moulaye Zeine, ancien élève, meneur de grèves au collège d’Aïoun, fut victime une fois d’atroces tortures de la part de gendarmes de la brigade d’Aïoun. Son nom me rappellait feu Mohameden Ould Tah, un camarade, un intime compagnon à lui, décédé quelques années après au volant de sa voiture, dans un accident de circulation, en même temps que la célèbre artiste feue Mahjouba Mint Elmeydah qui l’accompagnait. Lui et son ami Ould Moulaye Zeine se plaisaient à m’appeler familièrement, comme d’ailleurs ils le feront pour d’autres, par le diminutif de mon surnom: Ched au lieu de Cheddad. Pour honorer sa mémoire, j’introduirais plus tard dans mon e-mail ce diminutif de Ched.
La tendance dure continua à dominer. Le président Mokhtar Ould Daddah, dans une position inconfortable d’arbitre, continuait à souffler tour à tour le chaud et le froid.
L’habile arbitrage du président Mokhtar
Celui-ci était connu pour sa grande habileté dans la manipulation à la fois de la carotte et du bâton. La position centrale d’Ahmed Ould Mohamed Saleh dans le système, a toujours privilégié l’option répressive. Je l’ai vu pour la première fois à Rosso, au temps où j’étais encore élève à l’école primaire. Il discourait dans un meeting tenu un dimanche matin au cinéma Trarza. Les enfants remplissaient une bonne partie des gradins. Il s’exprimait essentiellement en Français. De sa bouche, j’entendis aussi pour la première fois, le mot «Intoxication ». Il l’a répété des dizaines de fois. Quelques années plus tard, je comprendrais qu’il était venu, apparemment, pour « désintoxiquer ». Le diminutif « intox » n’était pas encore d’actualité.
L’opposition s’organise
À son tour, l’opposition s’organise. Elle se structure. Dès mon arrivée à Nouakchott, on me coopta dans la direction nationale du CPASS (Comité Provisoire d’Action Scolaire du Secondaire). Celle-ci est composée de cinq membres: président, Mohemd Elhassène Ould Lebbatt, responsable des affaires intérieures Mohamed Ould Maouloud, responsable des relations extérieures, feu Koréra Moussa, responsable chargé de la presse Yehevdhou Ould Sidi. Quant à moi, on me confia les finances et la responsabilité de la direction des jeunes filles-élèves, deux tâches jugées sensibles.
La direction des filles était composée de feue Nnaha Mint Haye, sa cousine, Djilitt Mint Zeine, Marième Diallo (=Marièm Sall), la sœur ainée de mon ami le docteur psychiatre Sall Ousmane.
Deux filles exemplaires
Eslemhoum Mint Abdel Elmalik et Minetou Mint Ely, en faisaient partie. Eslemhoum et Minetou furent l’objet d’une féroce répression de la part de certains parents. Ils feront tout pour les empêcher de s’absenter de la maison en dehors des heures de cours. À plusieurs reprises, elles ont failli perdre la vie sous la dureté des tortures. Eslemehoum était réprimée et brimée par son oncle feu Nné Ould Abdelmalik, le futur chef d’Etat-Major de la gendarmerie, à l’époque lieutenant.
Quant à Minetou, elle subissait un calvaire permanent des mains de son
père Elmoctar. Son mariage avec Yedali Hassène, la tirera d’affaire. Le cas d’Eslemhoum inspira un poème d’encouragement et de solidarité de Ahmedou Ould Abdelkader. Plusieurs décennies après, le souvenir de Djilitt me rappelle souvent des séquences de nos réunions de l’époque. Habituellement, je passe la parole à chacune d’elle pour nous faire un compte rendu sur ses contacts avec le monde de filles. La recommandation est de toujours travailler pour élargir le cercle de ses contacts. Dans nos réunions, feue Nnaha se plaisait souvent à railler et à minimiser les contacts de sa cousine Djilitt. Son grand-père Haye est en effet descendant de leur aïeul commun Zeine.
Dès qu’on passe la parole à Djilitt, Nnaha se presse de lui insinuer: « Vous avez vu Mint Nnana Meyga et qui d’autre ? » et elle se mit à rire. Ses éclats de rire rappellent beaucoup ceux de son frère ainé Mohamed Salem dit Zghoum. Pour Nnaha, les contacts de Djilitt ne dépassent pas son amie et probablement sa voisine, Mint Nnana Meyga (1). Djilitt piquait à chaque fois une crise de colère. On a souvent de la peine à éviter cet incident.
Structures scolaires
Au niveau du CPASS, nous avons mis sur pied des structures de base, dont l’organisation était dictée par les règles de la clandestinité. La cellule de base était le comité d’action. Elle était composée de 3 élèves dont un responsable. Ce dernier entretenait exclusivement les rapports avec la direction au niveau de son établissement. J’étais responsable d’une cellule comptant, en plus de moi, Sidi Ould Ahmed Deya et Sidi Ould Mohamed Saleh. Notons qu’un membre d’une cellule peut coiffer à un niveau supérieur son propre responsable de cellule et généralement à l’insu de ce dernier. Sidi Ould Ahmed Deya, en classe de terminale, était appelé aussi par certains « le communiste musulman » puisqu’il était très pieux. Il fut désigné au cours d’un meeting, président du comité directeur, un collège de délégués imposé à la direction de l’établissement qui refusait toutes formes de représentation des élèves. Officiellement la cellule est organisée au nom de l’établissement et non pas du CPASS. La cotisation mensuelle d’un membre de cellule était de 50 UM, soit 250 FCFA à l’époque, équivalent au prix de deux litres et demi de lait importé. La bouteille d’un demi-litre coutait 100 FCFA. Le petit budget réuni, bien que fort modeste, couvre généralement nos besoins en matière de graffitis et de publications.
* Personnellement je n’ai jamais vu Mint Nnana Meyga. Aujourd’hui je suis absolument tenté de téléphoner à Djilitt pour lui demander seulement si celle-ci est encore en vie.
(À suivre)