L'esclavage en terre d'Islam: un musulman libéral secoue
le tabou
C'était en 2004:
l'universitaire Olivier Pétré-Grenouilleau, dans un gros livre
savant, expliquait que l'esclavage n'avait pas été une exclusivité
occidentale. Et qu'on retrouvait des «traites négrières» comparables
ou même plus importantes dans l'histoire de l'Afrique ou du monde arabe.
Quelques jours après la sortie du livre, le discret universitaire avait reçu
des menaces de mort - prises au sérieux par la police - et préféré ne plus
paraître en public.
C'est donc sur un terrain miné que l'essayiste franco-algérien Malek
Chebel s'aventure ces jours-ci avec un ouvrage sur «l'esclavage en
terre d'Islam».
«Un dossier délicat, admet-il avec un fatalisme tranquille lorsque je le
rencontre dans le quartier de la Bastille. C'est pourquoi j'attends un peu
avant de donner des conférences à Paris. Mais à la différence de
Pétré-Grenouilleau ou d'autres, c'est de l'intérieur que je critique les
dérives de l'islam, les extrémismes et les sectarismes.»
Auteur prolifique depuis 25 ans, Malek Chebel se veut à la fois un musulman
irréprochable, fin connaisseur du Coran, et un libéral sans concession,
partisan de la laïcité et hostile au porte du voile. Un adversaire résolu de
«l'Islam politique» et de ses prétentions à «régenter la société». Avec cette
nuance: «Contrairement à d'autres, j'ai le souci d'être audible et donc
d'éviter les provocations inutiles: je prends donc soin de n'insulter
personne.» Dans l'affaire des caricatures de Mahomet, il a surtout essayé
de «calmer le jeu».
Mais cette fois, c'est le sujet lui-même qui est tabou. Et Malek Chebel,
après avoir pendant trois ans fouillé dans les textes et enquêté dans une
quinzaine de pays, dresse un constat sévère. L'esclavage dans le monde
musulman, trois fois plus étalé dans le temps qu'en Occident, a aussi touché
deux fois plus d'individus, même si les formes de la servitude étaient
parfois plus «humaines».
«Cet esclavage a touché plus de 20 millions de personnes sur 10 siècles,
explique Chebel. Il a duré officiellement jusque dans les premières décennies
du XXe siècle, une soixantaine d'années après son abolition en Occident.
Jamais aucun responsable religieux musulman ne s'est prononcé pour son
abolition.
«Un esclavage discret et à peine atténué se perpétue aujourd'hui, en
Arabie Saoudite, par exemple. Au Niger ou au Mali, vous pouvez acheter - à
lunité - un enfant de 10 ans dont vous ferez ce que vous voudrez. Alors que
les autorités religieuses en Occident ont fini par basculer dans le camp des
abolitionnistes au XIXe siècle et aujourd'hui encore battent leur coulpe pour
les crimes passés, je n'entends aucun prédicateur d'Al-Jazira condamner ces
pratiques.»
Au hasard de ses déambulations et recherches, l'auteur découvre des
choses étonnantes: une loi sur l'affranchissement des esclaves en
Mauritanie datant de 2003! Des zones de non-droit absolu en Arabie
Saoudite et dans certains pays du Golfe. Trois codes de l'esclavage en pays
musulmans datant du XIXe siècle. Mais aussi, dans l'histoire de la Turquie et
de l'Égypte, d'étonnantes pratiques permettant à des esclaves affranchis
d'occuper de hautes fonctions dans l'État (en Turquie), ou de former une nouvelle
caste privilégiée, tels les Mamelouks en Égypte).
«Ce qui me révolte au-delà de tout, dit Malek Chebel, c'est que, plus ou
moins explicitement, on invoque l'islam pour justifier l'asservissement,
l'inégalité foncière entre humains, les rapports de maître à serviteur. Ce
que j'appelle la politique du baisemain. Or, sur les seuls 25 versets du
Coran qui évoquent le sujet, presque tous penchent du côté de
l'affranchissement. Strictement rien dans les textes ne justifie le système
esclavagiste. Mais c'est ainsi: sous diverses formes, une coterie religieuse
vénale, aux ordres des dictatures, conserve une emprise totale sur l'islam et
son interprétation. Il y a 30 ou 40 ans encore, l'Islam des Lumières auquel
je me réfère était en plein progrès, en Égypte notamment, et la démocratie
était en vue. Aujourd'hui, on est en pleine régression: si l'on faisait
aujourd'hui des élections libres dans le monde arabo-musulman, les islamistes
l'emporteraient presque partout. Cela dit, je ne crois pas que ce soit irréversible:
l'Égypte pourrait redevenir une terre des Lumières. Et il y a des
frissonnements démocratiques au Maghreb ou ailleurs.»
Pour certains esprits critiques, Malek Chebel, auteur médiatique et parfois
un peu trop habile, est moins contestataire qu'il ne le prétend. Reste
que le seul fait de soulever une question aussi taboue et de dénoncer la
collusion entre le haut clergé musulman et les régimes dictatoriaux demande
un certain courage. La France est aujourd'hui de loin le premier pays
islamique d'Europe, avec cinq millions de musulmans. Avec des organisations
intégristes extrêmement puissantes et structurées.
«Si jamais on lançait une fatwa contre moi, je m'empresserais d'aller à la
télé et de leur dire: vous m'avez condamné à mort, mais vous n'êtes que des
voyous, des criminels passibles du tribunal de La Haye. Vous n'êtes pas des
musulmans mais des assassins, vous pouvez m'envoyer 10 commandos de tueurs si
vous voulez, mais je ne me cacherai pas!»
Et Malek Chebel ajoute: «Ces gens ont peut-être des tueurs à leur service,
mais moi je crois qu'en utilisant les armes de la communication, on peut les
faire reculer.»
L'esclavage en terre d'Islam, 498 pages, Ed. Fayard Malke Chebel
a écrit une vingtaine d'ouvrages, dont Le Dictionnaire amoureux de l'Islam et
Manifeste pour un Islam des Lumières en 2004.
Louis-Bernard Robitaille
La Presse
Source: cyberpresse
(
|