A.H.M.E.
INTERVIEW 73 :
Interviews
de Jean Ziegler
Selon Jean Ziegler Rapporteur spécial de la commission des droits de l'homme de l'ONU pour le droit à l'alimentation, le Cameroun a un Gouvernement criminel.
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Jean Ziegler s’exprime à propos de l’ONU
L’inépuisable défenseur des démunis publie un nouvel ouvrage. Il y décrit et théorise la haine du Sud pour l’Occident et pose un regard très critique sur les Nations Unies d’aujourd’hui. Question : Monsieur Ziegler, si l’on en croit votre dernier livre, l’ONU ne sert à rien.' Jean Ziegler : J’ai plutôt voulu montrer qu’à l’aube de fêter ses 63 ans, l’ONU politique est en échec. Ses trois missions : assurer la sécurité collective, aider au développement et promouvoir les droits de l’homme, sont par terre. Les Etats-Unis déclenchent des guerres préventives. Ils pratiquent la torture. La misère augmente et ce sont désormais 100000 personnes qui meurent de faim ou de ses suites immédiates tous les jours à cause, entre autres, de la spéculation boursière sur les aliments et les agrocarburants.' Vous oeuvrez donc dans le vide ?' Les Nations Unies sont en crise, mais ce n’est pas le cas des vingt-deux organisations spécialisées, comme le Programme alimentaire mondial ou le Haut commissariat aux réfugiés, qui continuent de déployer leurs effets bénéfiques.' Mais l’ONU était depuis toujours vouée à l’échec, puisque vous avancez la thèse que l’Occident et le Sud ne pourront jamais se comprendre et collaborer...' Non. Ce qui paralyse le travail de la communauté internationale, c’est le double langage que pratique l’Occident aujourd’hui. Les Etats-Unis se posent en garants de valeurs humanistes, alors qu’ils pratiquent la torture. L’Union européenne se vante d’être le berceau des droits de l’homme, mais affame la planète en soutenant la production de biocarburants. Tout cela débouche sur le fait que le Sud refuse aujourd’hui toute crédibilité à l’Occident.' Pourquoi ne prend-on conscience de ce phénomène qu’aujourd’hui ?' La mémoire collective est quelque chose de mystérieux. On n’a parlé de la Shoah que cinquante ans après qu’elle a eu lieu, or tout le monde connaissait l’horreur des crimes nazis depuis 1945. Pareil pour l’esclavage et la colonisation. Cette mémoire resurgit aujourd’hui et elle se transforme en force historique. Le Sud demande réparation et repentance. L’Occident refuse de lui accorder ce droit.' C’est un peu catégorique comme affirmation, non ?' Non. Nous avons eu la preuve de ce dialogue de sourds. En 2001, à Durban, en Afrique du Sud, Kofi Annan et Mary Robinson avaient organisé la première conférence mondiale sur le racisme. Ça a été un échec total. C’est à partir de là que le Secrétaire général de l’ONU s’est retrouvé affaibli et que la Haut commissaire aux droits de l’homme a perdu son poste. Les Blancs ont refusé de reconnaître les crimes passés. Autre exemple : le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar. Le président français a osé dire que la colonisation était une bonne chose, car elle avait permis la construction de centaines de kilomètres de route en Afrique. Il n’a pas dit un mot sur les dizaines de milliers de personnes massacrées par la Légion étrangère à Madagascar et en Algérie.' L’ONU va-t-elle mourir ?' J’espère que non. En 2009 sera organisé, à Genève, un Durban 2. C’est la dernière chance pour l’ONU de réconcilier les mémoires. Je sais que le titre de mon livre peut choquer, mais quand je parle de la haine de l’Occident je ne pense évidemment pas à la haine pathologique propre aux terroristes, mais à la haine raisonnée. Autrefois les enfants du Sud mouraient sous l’esclavage et la colonisation ; aujourd’hui, ils meurent sous le capitalisme globalisé. C’est magnifique que l’ONU se donne une seconde chance. Que vous, les Blancs, qui ne représentez que 13 % de la population mondiale, vous acceptiez enfin d’entendre les plaintes du Sud.' Et vous, vous n’êtes pas Blanc ?' Régis Debray a dit : « Ziegler est un nègre blanc. » Et c’est vrai. J’ai énormément appris de l’Afrique.' Jean Ziegler n’a pas changé. Toujours les mêmes combats, les mêmes méchants et les mêmes gentils. Vous n’avez pas l’impression de vous répéter ?' Pas du tout. Tout change. Il y a aujourd’hui une accélération dans la détérioration de la situation mondiale. La communauté internationale se défait, et cela, c’est nouveau. Alors même que pour la première fois de l’humanité nous aurions la possibilité de répondre aux besoins matériels de toute l’humanité, seules 500 multinationales contrôlent 52 % du PIB mondial et dictent leur loi aux Etats.' Vous vous sentez encore utile ?' Je répondrai modestement par un proverbe sénégalais qui dit qu’on ne voit jamais les fruits des arbres que l’on plante. J’espère que mon livre puisse être une arme. L’intelligence analytique est là pour dire ce qui est. Elle peut mobiliser des opinions dans les pays démocratiques comme le nôtre.' Quelle est la part d’ego dans cet éternel combat de dénonciateur ?' 'Je ne dénonce pas. Je donne la parole aux victimes. Je sais que je suis un miraculé d’être né en Suisse, d’être devenu professeur et d’avoir des éditeurs de poids.' Mais votre ego...' 'C’est difficile de dire sa vanité. La mienne réside simplement dans ma volonté d’imposer mon analyse face à un ennemi si puissant.' Vous parlez du capitalisme, je présume. Avez-vous retiré vos billes d’UBS ?' Je n’ai pas d’argent à l’UBS. Seulement un compte salaire à la Banque Cantonale de Genève. Vous devez observer la crise un sourire satisfait au coin des lèvres, l’air de dire : je vous avais averti... Pas du tout. Cette crise est dramatique. Les fonds de pension partent en fumée, des gens sont à la rue aux Etats-Unis, les budgets de soutien à des programmes d’aide fondent. C’est beaucoup de souffrances. La seule chose positive est que les brigands du néolibéralisme et du capitalisme de la jungle se montrent sous leur vrai jour. La voie est enfin libre pour la construction d’une société mondiale plus solidaire et plus juste.' Propos recueillis par Stéphanie
GERMANIER |
INTERVIEW
EXCLUSIVE AVEC JEAN ZIEGLER : GENEVE- Aujourd’hui et
demain, à Nouakchott, les ministres du Commerce et des Finances de la Communauté économique
des Etats d’Afrique de l’ouest (CDEAO) se réunissent pour déterminer la suite
des négociations sur les accords de partenariat économique (APE) avec Pensez-vous que les APE constituent un danger pour la sécurité alimentaire en Afrique ? « Ecoutez, je trouve que le Président Wade
témoigne d’un grand courage et d’une grande lucidité pour s’opposer fermement
aux APE. La conséquence de ces accords est triple : L’accord d’investissement est une autre catastrophe
qui menace. J’espère beaucoup que le combat visionnaire du Président Wade
l’emporte. Il y a un mépris incroyable de la part des Européens parce que l’ UE
fait du dumping agricole au Sénégal, au Mali, et partout. L’année dernière, les
pays industrialisés du Nord ont payé 349 milliards de dollars de subventions à
Pr. Ziegler, où en êtes-vous avec la faim dans le monde et notamment en Afrique ? « Le nombre d’affamés a augmenté, la famine
est passée de 842 millions en 2005 à 854 millions en 2007. Chaque jour, 100,000
personnes meurent de faim ou de ses suites immédiates. Toutes les 5 secondes,
un enfant en-dessous de 10 ans meurt de faim. Toutes les 4 minutes, quelqu’un
devient aveugle par manque de vitamine A. La FAO qui est dirigée par un sénégalais
remarquable, Jacques Diouf, qui est le meilleur DG que l’organisation ait
jamais connu, dit que L’agriculture ne nourrit plus son homme en Afrique. Les villages africains se vident de leur jeunesse qui fuit la misère dans des pirogues de fortune. Est-ce pour cela que vous avez développé devant le Conseil des Droits de l’Homme ce concept nouveau : « les réfugiés de la faim » ? De qui s’agit- il ? « La politique du dumping agricole européen détruit la vie des agriculteurs africains et celle de leurs enfants. C’est ça le libéralisme ! Au même moment, l’Europe se barricade contre ceux que j’ai appelés les « Réfugiés de la faim ». Ce sont ceux, qui fuient leur pays par « nécessité ». Ce ne sont pas les réfugiés économiques qui sont les personnes qui migrent par convenance. Je défends l’état de nécessité qui est un concept bien connu du droit international et de la plupart des droits nationaux. L’état de nécessité est objectivement vérifiable. Pour survivre, l’affamé doit franchir des frontières. Il le fait illégalement. L’illégalité est supprimée par l’état de nécessité. Aminata Traoré, l’ancienne ministre malienne que je cite dans mon livre, résume bien la situation : « les moyens humains, financiers et technologiques que l’Europe des 27 déploient contre les flux migratoires africains sont, en fait, ceux d’une guerre en bonne et due forme entre cette puissance mondiale et des jeunes Africains ruraux et urbains sans défense, dont les droits à l’éducation, à l’information économique, au travail et à l’alimentation sont bafoués dans de nombreux pays sous ajustement structurel etc. » Dans 37 pays des 53 que compte le continent africain, l’essentiel de la richesse nationale est produit par l’agriculture. Les APE naissent sous le dictat de l’OMC qui pratique un libéralisme irresponsable. L’OMC avait donné un délai à l’Union Européenne qui allait jusqu’au 31 décembre, l’enjoignant d’instaurer la libéralisation totale. C’est une absurdité, d’autant plus que la négociation se fait dans des conditions détestables. Il est évident que les PMA, dont le Sénégal, dépendent beaucoup de la coopération au développement, du FED (le fonds européen de développement) et des programmes de coopération. Certains disent que Louis Michel et ses collègues font du chantage : « signez les APE ou vous n’aurez plus de coopération ». Négociation ou chantage ? C’est la méthode utilisée qui est détestable. » Mais Professeur, que dites-vous aux Africains qui se lancent dans le bioéthanol ? « Le fait de brûler du maïs et des céréales pour les transformer en agro-carburant est un crime. C’est vrai que l’air devient irrespirable dans les pays les plus industrialisés où il y a une forte densité de voitures. Il est vrai qu’avec la destruction climatique, il faut faire quelque chose mais substituer à l’essence fossile, pétrolière, le bioéthanol constitue un crime contre l’humanité car on brûle des aliments pour faire de l’essence. L’UE veut qu’en 2020, 10 % du carburant utilisé en Europe soit du biocarburant. Mais qui va le produire ? Qui va mourir de faim en plus ? C’est évident, les Africains ! Un seul exemple : si vous faites un plein de 50 l. avec votre voiture, il faudra brûler 352 kilos de maïs. Ce qui peut nourrir pendant une année un enfant en Zambie ou au Mexique où le maïs est nourriture de base. On est devant un carrefour. Les pays industrialisés dans un égoïsme total veulent garder leur manière de vivre avec leurs centaines de millions de voitures en passant simplement du carburant fossile au carburant agricole. « Les Africains vont nous produire ça ». Je trouve que c’est un égoïsme total. » Pourtant des pays sous-développés, sous alimentés sont sous le charme du bioéthanol. Que faire ? « J’ai demandé à l’Assemblée générale des Nations-Unies à New York l’application d’un moratoire de cinq (5) ans sur le biocarburant car la science progresse très vite. Je ne suis pas contre les biocarburants s’ils sont obtenus sur des déchets agricoles ; si ce n’est pas les épis de blé qu’on brûle mais les tiges. Je serai d’accord aussi longtemps que l’on pourra obtenir du bioéthanol avec des déchets. Je dirai alors Très Bien, l’important c’est qu’on ne touche pas à la nourriture. » Propos recueillis par El Hadji Gorgui Wade NDOYE (ContinentPremier.Com)
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