A.H.M.E.
INTERVIEW 66 :
Interview
de Lilian Thuram à Mina Kaci ( l'Humanité)
Guadeloupe Entretien avec Lilian Thuram
« Le mouvement antillais est populaire car il est juste ». L’ancien champion du monde de football, « fier de voir des citoyens se mettre debout », estime que « les békés sont montrés du doigt car ils détiennent le pouvoir financier ».
Avez-vous trinqué à la victoire des Guadeloupéens ? Lilian Thuram. La victoire pour moi, c’est que tous les Français ont découvert la réalité sociale en Guadeloupe. Au début du mouvement, peu de monde s’y est intéressé. Petit à petit, le mythe d’une île paradisiaque s’est brisé et on s’est davantage interrogé sur les conditions de vie et le système qui y sévissent. Depuis des siècles, une minorité contrôle l’économie, et la majorité n’a pas son mot à dire. Cette minorité, avide de s’enrichir encore et toujours, a pris du pouvoir de façon telle que l’État semble incapable d’agir. Vu d’ici, il parait surprenant de revendiquer le blocage du prix de la baguette de pain. Cela vous étonne, ce genre d’exigence aussi concrète contre la « vie chère » ? Lilian Thuram. Je ne suis pas surpris et on devrait aussi l’exiger ici. Il n’est plus possible que certaines personnes soient privées d’aliments aussi basiques. Quand nous sommes passés à l’euro, les Italiens avaient demandé que les prix du café et de la pizza restent les mêmes. Ils étaient en avance sur nous. En Afrique, aussi, lors des émeutes de la faim, au début de 2008, les revendications portaient sur le blocage du prix des aliments de première nécessité. Quelles sont, selon vous, les raisons qui ont permis au mouvement guadeloupéen de tenir aussi longtemps, 44 jours précisément ? Lilian Thuram. La population, qui subit l’injustice depuis si longtemps, se reconnaît dans les revendications. Ce mouvement dévoile sur la scène publique et politique une souffrance lancinante, enfouie dans les familles comme un secret. L’unité a permis au conflit de durer. Quand vous avez 60000 personnes dans la rue, alors que la Guadeloupe compte 400000 habitants, cela signifie bien quelque chose. « L’injustice pointée dans l’ile est la même en métropole. Et ailleurs. Le pouvoir économique a pris le pas sur l’État partout dans le monde. »
Les salariés du privé et du public, les intellectuels, les personnes qui, comme moi, vivent ici, tout le monde s’est retrouvé dans ce mouvement. Mais l’injustice pointée dans l’île est la même en métropole. Et ailleurs. Le pouvoir économique a pris le pas sur l’État partout dans le monde. C’est lui qui décide et met les plus démunis dans de grandes difficultés. Est-il normal que l’État demande aux patrons de faire un geste pour baisser les prix en Guadeloupe ? Cela veut-il dire que les élus du suffrage universel n’ont aucun poids sur le pouvoir économique ?Au-delà de la revendication contre la cherté de la vie, estimez-vous que ce mouvement, contrairement aux précédents en Guadeloupe, est en train de remettre en cause le système hérité de l’esclavage et du colonialisme ? Lilian Thuram. C’est exactement ce dont il s’agit. La crise aux Antilles met en lumière le système des békés, qui contrôlent les richesses. Et cela renvoie forcément à un système encore douloureusement présent, pour ceux dont les ancêtres ont été mis en esclavage. Le travail de mémoire est extrêmement important pour se reconstruire, aussi important que la revendication contre la cherté de la vie. Les Antilles sont en demande d’un dépassement de cette histoire encore enchaînée. C’est malheureux de ne pas connaître l’histoire de France ici, mais cela devient dramatique dans une population qui a subi l’esclavage. Un manifeste (1) signé, entre autres, par Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, insiste sur le besoin de l’identité, de la culture pour vivre. C’est fondamental. Les békés ont été particulièrement mis en cause. Est-ce parce qu’ils incarnent le capitalisme aux Antilles ? Lilian Thuram. Les békés sont montrés du doigt là-bas car, comme les capitalistes qui sont pointés du doigt dans le monde, ce sont eux qui détiennent le pouvoir financier. La spécificité antillaise est d’abord liée à l’histoire. Les békés sont les descendants d’esclavagistes, leur fortune vient de l’esclavage. La redistribution des terres n’a jamais eu lieu. Le plus incroyable, c’est qu’à l’abolition de l’esclavage, l’État a dédommagé les esclavagistes, et non pas ceux qui ont subi le crime. Aujourd’hui, les békés détiennent le monopole de la distribution (tout en sachant que c’est interdit), et fixent entre eux les prix des denrées. Mais l’État, au lieu de faire régner la justice, aide les békés à coups de subventions. Patrick Chamoiseau
dit : « Porter la liberté est la seule charge qui redresse le
dos. » Lilian Thuram. Ce mouvement est porté par une génération qui a envie de transformer les choses. Elle sort du silence les revendications enfouies des parents. C’est parce que ce mouvement tend vers une émancipation qu’il est populaire. Mes soeurs ou mes amis guadeloupéens disent : « Il y aura un avant et un après-conflit. » J’espère que cet « après » aura pour conséquence une autocritique de la société antillaise. Dans l’entretien que nous avons publié en mai 2008, dans le hors-série de l’Humanité sur l’esclavage, vous insistiez sur la honte que les Antillais éprouvaient à l’égard de l’esclavage. N’estimez-vous pas que le mouvement dans les DOM ouvre un début de réappropriation de cette page d’histoire sans doute tournée sans être lue ? Lilian Thuram. Il y a effectivement une prise de conscience, surtout due au début du travail de mémoire effectué depuis plusieurs années par des associations ou des intellectuels. Quand j’étais plus jeune, le « nèg marron » était péjoratif aux Antilles. Or, il a retrouvé son sens premier, celui de la dignité d’un esclave qui, en s’enfuyant, était devenu un homme libre. Autre signe révélateur : le retour du gwoka, cet instrument de musique incarnant la souffrance et la révolte. Quand le LKP négociait, le son du gwoka enveloppait les nuits. Petit à petit, la société antillaise reconquiert son identité et, par la même occasion, son estime de soi. La génération de ma mère avait honte de son histoire et refusait son lien à l’Afrique. Aujourd’hui, elle accepte son origine et commence à comprendre qu’il est plus honteux d’avoir été esclavagiste qu’esclave. Que pensez-vous du sondage qui montre que 78 % des Français estiment « justifiées » les revendications exprimées par le LKP ? Lilian Thuram. Encore une fois, je pense que la plus belle
victoire réside dans le fait que les gens ont compris la réalité antillaise. Et
peutêtre cela va-t-il les obliger à s’interroger sur leur propre réalité. « La victoire, pour moi, c’est que tous les Français ont découvert la réalité sociale en Guadeloupe. »Vous êtes finalement heureux de constater que les consciences évoluent sur des combats que vous menez depuis des années ? Lilian Thuram. Je suis très heureux et fier de voir des citoyens se mettre debout et dire stop. En général, on le fait quand la situation pèse trop, qu’on n’arrive plus à respirer et qu’on n’a plus rien à perdre. Je pense que la crise économique est telle que partout, et de plus en plus, les gens vont se tenir debout. L’élection de Barack Obama a-telle, selon vous, eu une influence sur le conflit guadeloupéen ? Lilian Thuram. Pour moi, c’est une
évidence, elle a permis de libérer la parole de tous, sans distinction. Si les
Américains sont capables d’élire un Noir, en dépit de l’esclavage et de
l’apartheid, les Antillais, qui ont aussi subi les mêmes crimes, se sont sentis
autorisés à mettre fin à un système injuste. Lilian Thuram. Son élection donne l’espoir d’une société nouvelle dans laquelle on ne sera plus jugé sur la couleur de sa peau, mais sur ses compétences. Cela a-t-il un sens que le président de la République ne se soit pas rendu en Guadeloupe pendant le conflit ? Lilian Thuram. Comme beaucoup, le président n’a pas compris la douleur psychologique des Antillais, qui va au-delà de la revendication sociale et économique. S’il avait eu de proches conseillers antillais, je pense qu’il aurait immédiatement saisi l’importance d’une implication immédiate et forte du plus grand représentant de l’État. Voilà pourquoi la diversité est importante aux plus hautes instances. Ne pensez-vous pas que les citoyens des DOM subissent, de la part du pouvoir exécutif, un traitement identique à celui des habitants des cités populaires ? Lilian Thuram. Les uns comme les autres ne se sentent pas considérés comme des Français à part entière. Pour comprendre ces populations, il faut les connaître. Le problème est que les dirigeants de ce pays, de par leurs études et leurs origines sociales, sont étrangers à cette réalité, et qu’ils considèrent ces populations comme suspectes d’assistanat ou de délinquance. source : l'Humanité.fr / 10.03.2009 Entretien réalisé par
(1) Manifeste pour les « produits » de haute nécessité, publié dans l’Humanité du 17 février 2009.
ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES Né en 1972 à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, Lilian Thuram est arrivé en métropole à l’âge de neuf ans, pour vivre dans le quartier des Fougères à Avon, près de Fontainebleau. Recordman des sélections en équipe de France, il a rejoint le conseil fédéral de la Fédération française de football, dans le but essentiel de promouvoir auprès des jeunes la lutte contre le racisme. Celui qui a, avec l’équipe de France, disputé deux finales de Coupe du monde et une finale de l’Euro est également un homme engagé. Membre du Haut Conseil à l’intégration depuis 2002, il a créé en mai 2008 la Fondation Lilian-Thuram contre le racisme. Le sportif apprécié vient de refuser un poste ministériel proposé par Nicolas Sarkozy.
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