A.H.M.E.
INTERVIEW 58:
Interview
de Louis Sala-Molins à Fabien Ollier
DROIT ET POUVOIR A L’OMBRE DES LUMIERES Louis Sala-Molins
1.- Dans plusieurs ouvrages vous remettez en cause l’universalisme de l’Etat de Droit issu des Lumières . Cet Etat de Droit, dont on vante tant et tant les mérites et les valeurs aujourd’hui au point de banaliser les atrocités de la colonisation, est selon vous indissociable de l’esclavagisme des populations noire qu’il a maintenu voire même fécondé. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi et comment l’état d’esclavage est intégré à l’Etat de Droit ? Je ne mets pas en doute la proclamation, par les Lumières,
de l’ universalisme convenant à l’Etat de Droit : elle est déclamée, dite et redite à
satiété, elle est omniprésente dans cette période de l’histoire de la pensée . Mais je m’interroge
sur l’envergure attribuée réellement par les philosophes des Lumières à cet universalisme
proclamé, qui doit bien coïncider avec celle de « l’humanité pleine et entière » telle qu’ils
l’entendent. Or l’épistémologie et la science, qui leur sont contemporaines et dont ils ne
négligent pas les cohérences, sont, plus que généreuses, prodigues en classifications et
hiérarchisations de toutes sortes. On classifiera donc et hiérarchisera en toute sérénité les «
races humaines ». Au sommet, étalon de la perfection anthropologique, morale, esthétique,
politique : l’homme blanc « civilisé ». A la base, jouant des coudes avec la bestialité de
l’orang-outang, l’homme noir « sauvage ». Il programmera des moratoires de trois quarts de siècle
pour faire passer le Noir de
2.- Comment s’actualisent les conséquences de cette ombre esclavagiste des Lumières dans la mesure où elle est encore largement scotomisée ? La réponse est dans la formulation de la question. «
Scotomiser : exclure inconsciemment du champ de la conscience », propose Le petit Robert .
3.- Droit et pouvoir sont pour vous les deux faces d’une même pièce qui consiste à totaliser l’individu et à le réduire à rien. (Vous dites, notamment, pour révoquer l’idéologie civilisatrice du droit et rappeler sa sauvagerie, que « les noces de la loi sont des noces de sang » (in Sodome. Exergue à la philosophie du droit, Paris, Albin Michel 1991, p. 40)). Cette pièce, si l’on comprend bien votre livre Sodome .Exergue à la philosophie du droit, sort des grands feux de la théologie et maintient quiconque, comme le disait Sade, « entre le sceptre et l’encensoir ». Le problème que vous posez mobilise donc une théorie critique qui va bien plus loin que la condamnation d’un droit ou d’un pouvoir « bourgeois » qui n’auraient qu’à changer de mains pour ouvrir les portes du royaume de la liberté. Pouvez-vous esquisser les grands traits de cete critique radicale du droit qui ferait crier : « Au diable le pouvoir ! » ? Comme vous venez vous-même de le rappeler, j’ai réservé à la question de la structure fondamentalement théologique du droit mon livre Sodome . Exergue à la philosophie du droit et j’explorais déjà cette question une quinzaine d’années avant, dans La loi, de quel droit ?(Paris, Flammarion 1977) Il m’est difficile de vous répondre en quelques mots, l’affaire n’étant pas des plus simples. Je ne sais ce qu’il en sera dans le « royaume des fins », où les choses se dérouleront dans un ordre tel, une harmonie telle qu’on s’y passera probablement des rigidités du droit. Mais, en dehors de ce royaume, le droit ne fonctionne ni « more geometrico » ni « more logico » : il vit, nécessairement, « more theologico ». Son déploiement, son effectivité si vous voulez, ne requièrent pas l’adhésion scientifique ou logique, mais l’acquiescement théologique ; le droit veut la foi - ou la résignation- du citoyen ou du justiciable en la véracité de son fondement, non la légitimation rationnelle de sa pratique. La crédibilité de l’idéologique lui est indispensable, et nous n’allons pas gaspiller une seule phrase pour théoriser l’éternelle symbiose entre idéologies et théologies dans le liant des dogmatismes. Les pensées modernes et contemporaines prétendent avoir réussi à se dégager définitivement du théologique : elles gèrent pourtant le droit – ou assistent à sa gestion- dans le langage, les gestes, les vêtements, les manières, les manies de la liturgie parce qu’elles savent pertinemment la réalité théologique du droit en particulier, de toute figuration et gestion par l’Etat du normatif en général. Certes, les médiateurs que les peuples se donnent, ou plutôt qu’ils croient se donner, ont bien accès aux sacristies où se préparent les déploiements liturgiques (plus platement : les gens peuvent peser un peu sur le contenu des lois) ; mais je constate que, tout le long de l’histoire, sans exception notable, le droit, la chose juridique est affaire de prêtrise -avec ou sans guillemets, et dans les deux cas chacun me comprend-. Avez-vous remarqué ? Professeurs et curés ont abandonné la robe : seuls les hommes du droit la gardent. La seule et unique corporation en robe désormais. Ce n’est pas un argument. C’est tout de même un signe, un « renseignement ». Et ce n’est surtout absolument pas drôle. On n’y changerait pas grande chose en changeant de style politique : en « ancien régime », en « bourgeoisie », en « socialisme », en « utopie », la définition du juste et de l’injuste ne relève pas, en dernière instance, d’une lumière de la raison ( lumen rationis), mais d’une « divinité » du droit ( numen juris). Mais qui en doute ? Surtout pas Rousseau qui parle avec tant de ferveur du caractère surhumain du législateur et de la « sainteté » du contrat.
4.- Il y a peut-être
un « piège » dans la critique des fondements théologiques du droit. On ne peut nier que la critique de l’universalisme abstrait
des Droits de l’Homme par exemple –universalisme derrière lequel se cache
l’impérialisme et le racisme de l’homme blanc occidental et chrétien ; universalisme
paradoxalement relatif et ségrégationniste- est utilisée aujourd’hui par des Etats
dictatoriaux, comme la Chine ou comme l’Iran, dans le but de liquider les opposants,
d’exterminer les dissidents, de réprimer violemment les contestataires. Le projet Sans aucun doute. Que nous ayons conscience des faiblesses
rationnelles du fonctionnement de nos systèmes juridiques ne saurait nous
dissuader d’établir une échelle de valeurs sur laquelle situer les complexes idéologico-théologiques
selon leur plus proche ou plus lointaine adéquation aux impératifs de la raison.
Lesquels, il convient de le noter, sont matière à histoire, comme toute production humaine. Mais
opposer un droit à un autre droit ne sert philosophiquement à rien. Nous avons vécu ce type
d’opposition pendant les années interminables de la guerre froide. C’était hier. Les uns
considéraient le droit de chez les bourgeois comme une pure aberration. Les autres
qualifiaient pareillement le droit de chez les prolétaires. Des batteries entières de philosophes
théorisaient en chacun des deux camps la rigueur conceptuelle du propre droit, l’aberration risible
ou criminelle de celui d’en face. On bricolait cependant en haut lieu, aux sommets, des contrats
et de ententes dont seul l’équilibre des forces garantissait la valeur. On le savait
pertinemment dans chacun des deux camps où, je me répète, on tenait pour rien le droit de l’autre.
Merveilleux. L’effort doit consister à extraire la raison de la confrontation « droit contre droit
» , « générosité » du droit en démocratie contre « criminalité » du droit en dictature. Et
c’est à cela qu’on assiste, de temps en temps, rarement, lors du dénouement de certaines crises.
Contre les assassins d’en face, nous ne pouvons sérieusement faire valoir la « sainteté du
contrat » pour le dire avec le mot de Rousseau, donc la sainteté du droit que nous dirons issu
des Lumières ; mais, plus modestement – et alors dans une véracité incontestable-,
nous ferons valoir la rationalisation, l’humanisation dont nous avons progressivement, très
lentement et malgré des erreurs pyramidales, paré les juridicités, les normativités de nos
démocraties. Il ne nous sert a rien de tenir le langage arrogant des théologiens ou des
commissaires du peuple (leur bave est la même) : il nous faut tenir le langage sobre et clair de la
raison telle qu’elle se dévoile au fil de l’histoire. Les Lumières eurent leurs ombres et leurs
misères . Et, comme chacun sait et je viens de le rappeler, elles ne rédimèrent pas les plus
misérables des misérables. Sur ce point, je suis d’un conservatisme honteux : j’en suis resté à Aimé
Césaire et à Frantz Fanon. Vous me pardonnerez, j’espère : tout comme je ne sais ni ne peux
ni ne veux gommer de l’histoire du christianisme l’Inquisition et quelques autres
monstruosités, je ne peux ni ne veux gommer de l’histoire du droit dans nos contrées l’esclavage
et quelques autres monstruosités.
5.- Sommes-nous
dans une situation où l’identification aux pouvoirs se fait L’histoire du pouvoir est, tant mieux tant pis, une histoire d’amour. C’était déjà net et clair chez Platon. Et de nos jours Legendre, Kantorowicz, Foucault parmi d’autres et mieux que d’autres, et peut-être toute l’école de Frankfurt, le rappellent à l’angélisme de ceux qui voudraient l’oublier. Je ne pense pas que nous soyons passés d’un pouvoir qui s’imposait violemment à un pouvoir qui s’internaliserait. Puisque, comme vous l’avez remarqué, je m’en tiens à la structure théologique du pouvoir tel que ressenti sinon tel que prêché, l’intériorisation de l’obligation me paraît co-essentielle non seulement à l’exercice, mais déjà à la notion même du pouvoir. « L’amour du censeur » est le titre du plus convaincant des livres de Legendre, où n’est pas examinée la dernière épiphanie du pouvoir politique, mais la nature de ce pouvoir indépendamment de son histoire.
6. Révoltes et révolutions sont-elles condamnées à l’abstraction de doux rêveurs minoritaires, vite qualifiés de résidus irrationnels… et un jour récupérés pour mettre leur imagination au pouvoir ? Pour le dire autrement, pensez-vous que la théorie marxienne d’une prise de pouvoir pour le renverser et l’annihiler ( ce qui suppose la désignation de cibles précises, de stratégies et d’objectifs) soit encore politiquement opérationnelle et efficace ? Je ne crois pas à l’avènement de révolutions théorisées
d’avance. Et j’aurais tendance à Résister n’ est pas qu’un droit, c’est aussi et surtout un devoir. Il convient cependant de saluer comme une trouvaille stratégique aux nécessaires et redoutables effets l’idée d’une prise du pouvoir pour le renversement et l’annihilation de ce même pouvoir. Il était question tout au début de notre entretien du « royaume des fins », et nous y re-voila. Cette dialectique de « pouvoir pris et anéanti » suppose un angélisme dont la société est incapable, quels que soient ses élans. « On » prend le pouvoir pour le garder, pas pour l’anéantir. Et tel qui, ayant le pouvoir, a le culot de prétendre l’avoir anéanti ou, en formulation plus chic, déclare l’avoir rendu au peuple, sait pertinemment qu’il l’a, au mieux transformé, au pire perverti et, dans les deux hypothèses, reconduit. Une chose est ce vers quoi il faut tendre sans relâche, indéfiniment, autre chose est la pondération des avancées difficiles vers cette finalité. Une dernière illustration à ce propos : ce qu’on appelle le « droit d’intervention « est en réalité la formulation d’un devoir moral très défendable, masqué en devoir politique intenable parce que ne correspondant à rien d’autre qu’au « droit du plus fort ».
7.- Pour finir, certaines religions ont-elles un rapport spécifique au pouvoir divin qui les rend particulièrement dangereuses dans le contexte actuel d’une course à l’armement atomique ? Pensez-vous que le fascisme vert ( fascisme islamique) soit une nouvelle menace ? Je ne parlerais pas de « fascisme vert » à propos du fondamentalisme islamique. Je dirai plutôt que l’Histoire montre, des siècles et des siècles avant l’avènement du fascisme que le pouvoir religieux dans les monothéismes est absolutiste par nature, par définition, par vocation. Non contrôlés, non domptés par la raison ou par une autre force leur échappant, les monothéismes n’admettent de partage ni de rivalité d’aucune sorte et ils sont , par la logique pure du nécessaire dogmatisme dont ils reçoivent tout leur sens, synonyme de terreur et de mort. Sauf erreur, c’est à l’écrivain espagnol Valle-Inclan ( mort en 1936) que l’on doit un constat et un bon conseil (je cite de mémoire). Le constat : l’Eglise est morte, mais le cadavre est de dimensions tellement gigantesques, qu’il faudra des siècles de putréfaction pour que sa trace disparaisse totalement . Le bon conseil : les curés, ayez-les constamment sous le talon, autrement vous les aurez à la gorge. Façon pittoresque de saluer le travail de la raison terrassant le dogme et du politique se subordonnant les prétentions des prêtres. Vous me concéderez qu’il y aurait de la bonne opportunité et aucun excès à adapter les mots de Valle- Inclan aux rapports entre la raison et le politique d’une part, la synagogue et la mosquée de l’autre. Il était normal que, dans l’ordre chronologique et pour prendre trois exemples constamment rappelés de valeur historique très inégale mais de prégnance idéologique inégalée, Yahvé lançât l’anathème sur Canaan, le jeune islam dévastât la péninsule ibérique, le catholicisme triomphant massacrât les amérindiens. Mais les exemples sont multipliables à l’infini. Aujourd’hui le risque existe, bien entendu, de voir un pouvoir islamiste s’approprier la lecture la plus rigide, la plus « exacte » du Coran et se servir, pour la plus grande gloire d’Allah et de son prophète, de l’arme absolue. Mais comme nous avons vécu si nombreux et si longtemps sous le poids écrasant d’une « pax christiana » , nous y avons survécu et nous avons dégagé nos gorges des mains des curés et des théologiens, tout nous porte a espérer que les imams ne réussiront pas de sitôt là ou la raison et le politique ont fait échouer les curés. Nous pouvons donc nous offrir l’inattendu de conclure avec la célèbre sortie de …Jean-Paul II : « n’ayez pas peur ! » . Entretien avec Fabien Ollier, janvier 2008. Paru dans la revue Mortibus, 6/7, « Le pouvoir ou la mort », printemps 2008, pp.141-148 |