A.H.M.E.
INTERVIEW 25:
Interview
de Georgina Vaz Cabral à Sylvie O'Dy
février 2007
L'esclavage aujourd'hui : quelle différence avec la traite négrière ? quelles réalités ? quelles filières ? quelles luttes ?
Georgina Vaz Cabral a été collaboratrice du CCEM dès 1998. Juriste, elle a travaillé au niveau européen, notamment sur la comparaison de l’esclavage domestique dans quatre pays européens et l’étude comparative de la traite dans six pays. Aujourd’hui elle est consultante auprès d’organisations internationales (OSCE, Commission européenne, etc.) sur les questions liées aux droits de l’homme, à la traite des êtres humains et à l’esclavage contemporain. Comment définit-on la traite des êtres humains ? Georgina Vaz Cabral : Fondamentalement, il s’agit de recruter, déplacer,
assujettir et exploiter une personne. Mais elle se manifeste de manière
différente suivant l’origine de la victime, sa destination et la forme
d’exploitation qu’elle va subir. En fait, elle évolue en permanence en
s’adaptant aux différents pays, aux contextes politiques, aux systèmes
juridiques, avec des routes, des acteurs et des moyens variables. La traite des êtres humains, aujourd’hui, est-elle différente de la traite négrière ? GVC : Il n’y a pas de grandes différences. Autrefois on capturait, aujourd’hui on « recrute » dans un même but : utiliser le corps et la force de travail d’une personne. La traite existait avant la traite négrière, c’était un outil de l’esclavage. Ce n’est pas par hasard si je commence mon livre en citant Aristote qui se demandait si l’esclavage était un phénomène socio-historique éphémère ou s’il faisait partie de l’ordre naturel. Aujourd’hui nous sommes confrontés à des situations que les Etats contemporains pensaient avoir fait disparaître. On peut parler dans certains cas de continuité, dans d’autres de résurgence, mais pas de nouveauté. D’où la reprise du terme « traite » par les organisations internationales. Néanmoins apparaît une nouvelle dimension liée au phénomène des migrations internationales. Les gens quittent leur pays à la recherche d’un avenir meilleur. Il s’agit souvent d’une démarche volontaire en raison du contexte économique de leur pays. Ils partent de leur plein gré, mais ils n’ont pas choisi d’être ainsi exploités. Aujourd’hui, la traite, le travail forcé et les autres modes d’esclavage existent sous une forme ou une autre dans presque tous les pays et dans tous les types d’économie. Comment peut on connaître les chiffres de cette traite des êtres humains ? GVC : C’est très difficile, en raison de la clandestinité,
du silence des victimes, de la complexité et du caractère criminel de la
traite. Il manque aussi une volonté politique des Etats qui ne placent pas la
lutte contre la traite parmi de leurs priorités. Il existe plusieurs
estimations. L’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) estime que
la traite fait entrer entre 175 000 et
200 000 femmes en Europe chaque année. En 2000, le Fonds des Nations
Unies pour les activités en matière de population (FNUAP) chiffrait à 4
millions le nombre de femmes et de fillettes vendues chaque année à leurs époux
ou à des marchands A quelles formes de pratiques esclavagistes correspond la traite des être humains au 21e siècle ? GVC : L’exploitation sexuelle des femmes et des
fillettes est la forme la plus visible. Elle englobe la prostitution et la
pornographie. En Europe, la traite des êtres humains lui a donné un nouveau
visage, avec Mais l’exploitation par le travail représente un secteur très important, car il en existe des formes très variées. En France, grâce au CCEM, on connaît les méfaits de l’esclavage domestique. Mais il y a aussi des esclaves dans le monde agricole : la presse a rapporté des cas dramatiques en Espagne, et plus récemment en Italie du Sud, près de Bari. Le Portugal subit depuis les années 90 une traite très importante de main d’œuvre masculine dans la construction, l’industrie textile, le bois, la métallurgie et la coupe du marbre. Cette main d’œuvre clandestine est venue d’Europe de l’Est, du Brésil, de l’Afrique sub-saharienne L’imagination humaine est
infinie pour profiter de la vulnérabilité des personnes. Elle va même jusqu’à
Dans tous ces cas, les causes de la vulnérabilité, le processus de la traite, les mécanismes de soumission sont semblables. Les victimes subissent des violences et des humiliations qui ont un impact direct sur leur intégrité physique et morale. Vous insistez sur les conséquences de ce phénomène sur la santé des personnes qui en sont victimes. Pourquoi ? GVC : C’est un aspect peu étudié, malgré l’impact profond et brutal de la traite. Les violences physiques et psychologiques entament sérieusement la santé de victimes qui ne bénéficient pas de soins médicaux. Elles en gardent des séquelles à vie. Il arrive que ces femmes soient même sous alimentées, contraintes à travailler jusqu’à l’épuisement, battues, violées. Certaines peuvent être obligées de subir des avortements dans des conditions difficiles. A côté de ces violences physiques, leur santé mentale est aussi gravement mise en danger. Sans oublier, pour les femmes contraintes à la prostitution, les ravages des MST et surtout du sida… Certains proxénètes, considèrent qu’il est moins coûteux d’acheter une nouvelle femme que de payer un traitement médical. En termes de santé publique, les répercussions de ces problèmes ne doivent pas non plus être négligées. A côté de ces violences physiques, leur santé mentale est aussi gravement mise en danger. Par ailleurs, il est important de préciser que les pratiques esclavagistes existent sans qu’il y ait nécessairement des atteintes physiques et sexuelles. Comment s’organise la lutte contre la traite des êtres humains ? GVC : Elle émerge de la société civile. Dès le 19ème
siècle, des initiatives privées réclamaient une lutte internationale contre la
traite des femmes. Aujourd’hui, les ONG sont les premières à se battre contre
la traite, elles font pression sur les organisations internationales et les
Etats. Mais en Europe, les législations mises en place ne sont pas homogènes.
L’Italie, par exemple, est un pays pionnier qui s’est doté d’une législation
spécifique sur la traite, comprenant des mesures d’assistance et d’intégration
sociale des victimes. Ce n’est pas le cas en France. La Loi sur la sécurité
intérieure de 2003 ne prévoit qu’une seule mesure d’aide aux victimes, de
surcroît accompagnée d’une condition :
il s’agit de l’octroi d’une autorisation provisoire de séjour, à condition de
déposer plainte contre la personne qu’elles accusent de traite ou de
proxénétisme, ou de témoigner dans une procédure pénale. De plus, on attend
toujours un décret du Conseil d’Etat précisant les modalités d’application des
mesures d’assistance devant, selon la loi, accompagner cette régularisation
provisoire de la victime. Il existe depuis octobre 2005 une circulaire du
ministère de Comment envisagez-vous l’avenir ? GVC : La pauvreté, les inégalités, les migrations, la violence, la criminalité organisée, ainsi que la mondialisation, gouvernent la vie de millions de personnes. Le plus important, à mes yeux, est d’organiser la prévention, qui doit être multidisciplinaire. Dans les pays d’origine des victimes, il s’agit d’informer les personnes vulnérables des risques encourus. Dans les pays d’exploitation, il est nécessaire d’identifier, de protéger et d’assister les victimes. Il est aussi essentiel de donner un vrai statut juridique et administratif aux victimes de la traite ainsi que la possibilité de se reconstruire. Notamment grâce à l’assistance des associations avec lesquelles les Etats devraient formaliser leurs relations en leur apportant soutien politique et stabilité financière. Propos recueillis par Sylvie O’Dy
La traite selon l’ONU *
Selon l’Article 3 du «
Protocole de Palerme », la traite est : « le recrutement, le transport, le
transfert, (« Protocole sur la traite des personnes », signé par 80 Etats membres de l’ONU, à Palerme, en décembre 2000 – cité dans le livre de G.V.C., p. 14). L’esclavage domestique * Cette pratique
esclavagiste est largement répandue dans le monde, notamment au Moyen-Orient et
dans le Golfe Persique. Le Liban, les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite
sont les principales destinations des migrantes en provenance du Sud-Est
asiatique, du sous-continent indien et d’Afrique de l’Est. Il y aurait ainsi au
Liban entre 20 000 et 25 000 employées domestiques éthiopiennes, dont
un grand nombre aurait été trafiqué et
serait victime d’esclavage domestique. L’Organisation américaine Humans Rights
Watch (HRW) a publié un rapport dénonçant l’accueil réservé aux travailleurs
migrants, et aux femmes en particulier, en Arabie Saoudite. Y sont décrites
leurs conditions de travail, l’exploitation, les violences et la défaillance de
la justice. En Europe, le phénomène est peu à peu dénoncé par un nombre
croissant d’ONG, telles que LEFÖ (Lateinamerikanische Emigrierte Frauen
Österreich – Femmes d’Amérique latine émigrées en Autriche) à Vienne, Ban-Ying
à Berlin, FIZ (Fraueninformationszentrum in Zurich) à Zurich, Antislavery et
Kalayaan à Londres, Proyect Esperanza à Madrid, Pagasa à Bruxelles, APAV
(Associação Portugusa de Apoio à Vitima – Association portuguaise d’aide aux
victimes) à Lisbonne. La presse américaine relate régulièrement des procès et
des histoires de jeunes femmes exploitées aux domiciles de particuliers. A
Washington DC, il existe comme en France une association spécialisée dans
l’assistance aux victimes Les enfants domestiques *
Dans le monde entier, le
travail domestique des enfants ne cesse de s’amplifier. Ils sont employés comme
nounous, servantes, cuisinières, femmes de ménage ou à des travaux de jardinage
et sont, d’une manière générale, des aides domestiques. En fait, il ressort de
la littérature et des études existantes que l’emploi * Textes extraits du livre de Georgina Vaz Cabral : «la Traite des êtres humains – réalités de l'esclavage contemporain», éd. La Découverte, nov. 2006, 260 pp., 19 euros en librairie. Source :
Comité contre l'esclavage moderne - CCEM -
31 rue des Lilas - 75019 Paris |
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