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Ils les ont tués comme si de rien n’était »
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Page Côte
d’Ivoire
Au moins 3 000 personnes ont été tuées et plus de 150 femmes
et filles violées lors des six mois de violence politique et de
conflit armé qui ont suivi le second tour du scrutin présidentiel
tenu le 28 novembre 2010 et ayant mis en présence le dirigeant de
l’opposition Alassane Ouattara et le Président sortant Laurent
Gbagbo. En dépit des résultats reconnus internationalement et
proclamant Ouattara vainqueur, Gbagbo a refusé de céder le
pouvoir. Les violences perpétrées à grande échelle ont pris
fin en mai, après la capture de Gbagbo et d’Abidjan, la
capitale commerciale, par les troupes pro-Ouattara en
avril.
Après avoir consolidé son pouvoir, le Président
Ouattara s’est engagé à plusieurs reprises à ouvrir une
enquête et à garantir une justice impartiale pour les violations
massives des droits humains et du droit international humanitaire
qui ont marqué la période postélectorale. Cependant, les
initiatives de justice nationale partiale, dans le cadre
desquelles aucune charge n’a été portée contre des membres de
son camp, ont menacé d’approfondir les divisions entre les
communautés et ont mis à mal le retour à l’État de
droit.
Les acteurs internationaux qui, à juste titre,
avaient adopté une position ferme à l’égard des
exactions commises par le camp Gbagbo lors du conflit—à savoir
les Nations Unies, l’Union européenne, la France et les
États-Unis—se sont montrés moins enclins à exercer
publiquement des pressions sur le gouvernement Ouattara à propos
de ces problèmes d’exactions et de l’importance d’une
justice impartiale.
Violences postélectorales
De
décembre 2010 à fin février 2011, les violences postélectorales
ont essentiellement été perpétrées par les forces de sécurité
et les milices alliées fidèles à Gbagbo, lesquelles ont cherché
à conserver le pouvoir en prenant systématiquement pour cible
les partisans réels ou supposés de Ouattara. Les forces
pro-Gbagbo ont fait « disparaître » des dirigeants
politiques locaux appartenant à la coalition de Ouattara, elles
ont commis des viols collectifs sur des femmes et des filles qui
avaient aidé à mobiliser les électeurs, et ont violemment
réprimé toute manifestation contre le refus de Gbagbo de quitter
le pouvoir. Les médias contrôlés par l’État ont
régulièrement incité à la haine et à la violence contre les
Ivoiriens du Nord et les immigrés ouest-africains. Par voie de
conséquence directe, lors des moments de tension, les milices
pro-Gbagbo ont dressé des barrages routiers autour d’Abidjan et
ont tué des dizaines de personnes appartenant à ces groupes
généralement pro-Ouattara.
Début mars, les forces
fidèles à Ouattara—composées principalement de soldats ayant
combattu aux côtés de son premier ministre, Guillaume Soro, lors
du conflit de 2002-2003 et dans sa foulée—ont lancé une
offensive militaire visant à chasser Gbagbo du pouvoir. Une fois
que la crise a dégénéré en conflit armé, elle a été marquée
par des crimes de guerre et de probables crimes contre l’humanité
perpétrés par les deux camps.
Fin mars, l’ouest de la
Côte d’Ivoire, depuis longtemps la région la plus instable du
pays, a été le théâtre de massacres commis par les deux camps.
À Bloléquin et Bédi-Goazon, des membres des milices pro-Gbagbo
et des mercenaires libériens ont tué au moins 130 hommes, femmes
et enfants appartenant à des groupes qui soutenaient en grande
partie Ouattara ou passaient pour le soutenir. À Duékoué, après
avoir pris le contrôle de la ville le 29 mars, les Forces
républicaines et leurs milices alliées ont tué plusieurs
centaines d’hommes appartenant à des groupes ethniques
pro-Gbagbo. Sur tout le territoire de l’Ouest, les forces
pro-Ouattara ont tué, violé et incendié des villages. Au plus
fort du conflit, plus de 180 000 Ivoiriens ont fui la Côte
d’Ivoire pour le Libéria ; au moment où ont été écrites
ces lignes, la plupart des réfugiés s’y trouvaient encore,
souvent sans maison où retourner, et craignant d’être victimes
d’exactions s’ils venaient à retourner dans les villages
existant encore. Plusieurs centaines de milliers d’autres
personnes sont toujours déplacées à l’intérieur du pays pour
des raisons similaires.
Après s’être emparées de
l’ouest du pays, les Forces républicaines ont progressé vers
Abidjan en quelques jours alors que les combattants pro-Gbagbo
déposaient les armes et fuyaient. Toutefois, d’intenses combats
ont touché Abidjan début avril, avant la capture de Gbagbo le 11
avril. Dans les jours qui ont suivi, les membres des milices
pro-Gbagbo se sont déchaînés dans les zones encore sous leur
contrôle, tuant des centaines de partisans présumés de
Ouattara. Pour leur part, les Forces républicaines se sont
livrées de façon généralisée à des exécutions sommaires,
des actes de torture, des détentions arbitraires et des pillages
alors qu’elles renforçaient leur contrôle sur la capitale
commerciale.
La justice et la lutte contre
l’impunité au niveau national
La capture de Gbagbo
et de son épouse Simone a été le point de départ d’une vague
d’arrestations visant les dirigeants politiques et militaires de
l’ancien régime. Au moment où ont été écrites ces lignes,
les parquets militaire et civil avaient mis en examen au moins 118
de ces responsables, dont Gbagbo, Simone, Charles Blé Goudé, le
Général Guiai Bi Poin et le Général Bruno Dogbo Blé. Le
parquet civil a essentiellement limité les charges à des crimes
économiques et des crimes contre l’État—notamment pour ce
qui concerne Gbagbo—tandis que le parquet militaire a inclus
dans les chefs d’accusation le meurtre, le viol et d’autres
crimes violents. En revanche, au moment de la rédaction du
présent chapitre, pas un seul membre des forces pro-Ouattara
n’avait été inculpé de crimes commis pendant la crise
postélectorale.
Presque immédiatement après l’issue du
conflit, Ouattara a appelé à la création d’une Commission
Dialogue, Vérité et Réconciliation (CDVR) et a ensuite nommé
l’ex-Premier Ministre Charles Konan Banny à la présidence de
la commission. Cette dernière a officiellement entamé ses
travaux le 28 septembre. Une concertation insuffisante avec la
société civile ivoirienne, le manque d’indépendance de la
présidence, le manque de clarté qui entoure les relations de la
commission avec les actions engagées par les parquets, ainsi que
ses pouvoirs mal définis ont porté atteinte à l’efficacité
potentielle de la CDVR.
Le Président Ouattara a également
mis sur pied une commission d’enquête nationale chargée de
présenter des conclusions établissant comment et pourquoi des
violations massives des droits humains ont été perpétrées. La
commission, qui a entamé ses travaux le 13 septembre et dispose
d’un mandat de six mois qui pourrait être renouvelé pour une
période similaire, a pour principale mission d’identifier les
individus qui devraient faire l’objet de poursuites judiciaires.
Néanmoins, la nomination d’un membre de la commission perçu
comme étant un proche du président, ainsi que le processus de
création de la commission, ont suscité des préoccupations quant
à son indépendance par rapport à la présidence et à son
engagement à enquêter scrupuleusement et en toute impartialité
sur les exactions perpétrées par les deux camps.
La
Cour pénale internationale
En décembre 2010 et de
nouveau en mai 2011, Ouattara a confirmé que la Cour pénale
internationale (CPI) était habilitée à enquêter en Côte
d’Ivoire sur les crimes relevant de sa compétence. Bien que la
Côte d’Ivoire ne soit pas un État partie au Statut de Rome, le
gouvernement ivoirien dirigé par Gbagbo avait accepté la
compétence de la CPI en avril 2003. Cependant, dans sa requête
introduite en mai reconfirmant la compétence de la CPI, Ouattara
a demandé à la cour de limiter son enquête aux crimes commis
après le 28 novembre 2010. Il a déclaré publiquement qu’il
attendait de la CPI qu’elle examine les crimes perpétrés par
les deux camps et que le gouvernement coopérerait à la remise de
tout individu recherché.
Le 23 juin, le procureur de la
CPI a demandé à la chambre préliminaire l’autorisation
d’ouvrir une enquête, limitant celle-ci aux crimes
postélectoraux. Cette demande de limitation temporelle a suscité
des critiques émanant de toutes parts, notamment d’une
coalition d’organisations de la société civile ivoirienne qui
a souligné l’importance d’une enquête remontant à 2002,
compte tenu de la gravité et de la portée des actes commis et de
l’impunité totale régnant pour ces crimes.
Le 3
octobre, la chambre préliminaire a autorisé le procureur à
ouvrir une enquête sur les crimes postélectoraux et lui a
demandé de fournir des informations complémentaires sur les
crimes commis entre 2002 et 2010 afin de statuer sur une possible
expansion de l’enquête.
L’insécurité
persistante et la restauration de l’État de droit
Le
recrutement généralisé, par les deux camps, de milices fondées
sur l’appartenance ethnique, ainsi que les lacunes que présente
depuis longtemps le système judiciaire ivoirien, ont contribué
au degré persistant de violence politique et criminelle sur
l’ensemble du territoire, mettant en lumière le besoin urgent
d’un programme de désarmement crédible. Plusieurs attaques
transfrontalières lancées contre des villages ivoiriens par
d’ex-membres de milices pro-Gbagbo ayant trouvé refuge au
Libéria ont soulevé des inquiétudes quant à l’instabilité
permanente qui sévit depuis longtemps dans l’Ouest.
Au
moment de la rédaction du présent chapitre, la plupart des
gendarmes et policiers—en particulier à l’extérieur
d’Abidjan—n’étaient toujours pas armés, laissant les
soldats et les jeunes volontaires fidèles à Ouattara assumer en
grande partie les fonctions de sécurité. Cela donne lieu à un
système extrajudiciaire analogue à celui qui a miné le Nord
lorsqu’il était contrôlé par les forces de Soro après 2002 :
détentions arbitraires, différends « résolus » par
les militaires et extorsion. En septembre, le gouvernement
Ouattara avait notamment éliminé la plupart des barrages
routiers dressés le long des routes principales et menacé de
congédier les soldats surpris en train de racketter la
population. Ces mesures ont contribué à combattre le phénomène
endémique de l’extorsion aux points de contrôle qui touche le
nord et le sud de la Côte d’Ivoire depuis 2002.
Des
élections législatives étaient prévues le 11 décembre. Si
elles sont libres et démocratiques, elles constitueront un pas
important sur la voie de la restauration de l’État de droit, en
lieu et place d’une gouvernance par décrets.
Acteurs
internationaux clés
Le refus de Gbagbo de reconnaître
sa défaite a été largement condamné par la communauté
internationale, notamment l’ONU, la Communauté économique des
États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’UE, la France et
les États-Unis. Des pressions diplomatiques concertées ont été
exercées sur Gbagbo pour qu’il abandonne le pouvoir, entre
autres par le biais de démarches officielles répétées, de la
menace d’une intervention militaire de la CEDEAO et d’une
asphyxie économique. La Banque centrale des États de l’Afrique
de l’Ouest a suspendu tout versement de fonds tandis que l’UE
et les États-Unis ont imposé des sanctions ciblées visant les
principaux membres du régime et les entités ivoiriennes clés
qui soutenaient financièrement le régime.
L’ONU, qui
des années durant s’était abstenue d’interpeller valablement
Gbagbo à propos de son bilan en matière de droits humains et des
reports répétés des élections, a adopté une position ferme
quant au respect du verdict des urnes. La reconnaissance par l’ONU
de la victoire de Ouattara a donné lieu à des menaces et des
attaques répétées des forces de Gbagbo contre les Casques bleus
et le personnel civil de l’ONU, et parfois à une fermeture de
l’espace humanitaire.
Invoquant l’utilisation par
Gbagbo d’armes lourdes dans des attaques aveugles ayant causé
la mort de civils, le Conseil de sécurité de l’ONU a autorisé
l’Opération de l’ONU en Côte d’Ivoire (ONUCI) à recourir
à « tous les moyens nécessaires » pour
protéger les civils, entre autres en veillant à la « prévention
de l’utilisation d’armes lourdes contre [les civils] ».
L’ONUCI et les forces françaises déployées depuis 2004 ont
rapidement commencé à prendre pour cible les armes lourdes,
lançant finalement une attaque contre la résidence de Gbagbo qui
a abouti à son arrestation. Pendant tout le conflit, l’ONUCI a
joué un rôle clé, bien qu’irrégulier, dans la protection des
civils, notamment en renforçant sa présence dans l’Ouest en
amont des élections législatives.
Fin mars, le Conseil
des droits de l’homme de l’ONU a mis en place une commission
d’enquête chargée d’investiguer sur les crimes
postélectoraux. À la mi-juin, la commission a présenté son
rapport au Conseil, établissant que les deux camps s’étaient
rendus responsables de crimes de guerre et de probables crimes
contre l’humanité. Le Conseil a alors établi un mandat
d’expert indépendant sur la situation des droits de l’homme
en Côte d’Ivoire. Le rapport de la commission d’enquête
comprenait une annexe contenant les noms de personnes considérées
comme méritant de faire l’objet d’une enquête judiciaire
pour leur rôle dans les crimes commis. Cette annexe a été
remise au Haut-Commissariat aux droits de l’homme, mais au
moment où ont été écrites ces lignes, elle n’avait pas été
mise à la disposition des autorités ivoiriennes compétentes, ne
contribuant dès lors pas à la lutte contre l’impunité. Le
Conseil de sécurité de l’ONU n’a pas davantage publié les
conclusions de la commission d’enquête de 2004 qui avait
investigué sur les violations graves des droits humains et du
droit international humanitaire perpétrées lors du conflit armé
de 2002-2003. Ce rapport avait été remis au secrétaire général
de l’ONU en novembre 2004.