On sait, du moins depuis que Villefredo Pareto nous l’avait
appris, que les hommes ont la manie de toujours vouloir justifier par des
arguments rationnels c’est à dire qui s’imposent à tout le monde, en raison
de leur objectivité ou universalité, des idées, des décisions ou des choix
bien souvent dictés par des sentiments, des passions ou des convictions
profondément personnelles.
Ils puisent ainsi dans tout ce qui leur semble
susceptible d’emporter la décision, sans contestation possible : ils
sollicitent la science, l’histoire, la religion … afin de convaincre du
bien fondé d’un sentiment généralement arbitraire ou en tout cas dont les
motivations sont si profondes, si intimes, qu’elles ne paraissent pas aussi
évidentes pour ceux qui ne les éprouvent pas.
Jusqu’ici l’entreprise n’est ni illégitime, ni dangereuse. Elle ne prend
une telle tournure que quand elle tente de manipuler indûment, à des fins
partisanes, égoïstes et égocentriques, une valeur qui est non seulement
sacrée pour plus d’un milliard de personnes, mais aussi dont tout
accaparement nuit gravement et dangereusement à son essence, à sa portée
universaliste.
Ces craintes étaient davantage suscitées par les
agissements de ceux que nous appelons les nationalistes arabes, confrontés
à leurs concitoyens de culture non arabe qui résistent à l’assimilation et
à la domination, qui cherchaient à imposer, souvent au moyen de la
violence, l’identité de l’Islam et de l’arabité, davantage en faveur de
celle-ci que de celui-là.
Mais aujourd’hui ce discours semble relayer malheureusement par une partie
de nos personnalités religieuses- elle est minoritaire certes, mais pèse tout
de même dans le champs idéologique et social – qui semble pas se rendre
compte qu’une domination, une hégémonie ou une oppression politique,
économique et culturel justifiée et maintenue au nom d’une certaine
idéologie ne peut pas ne pas dresser les victimes de cette oppression
contre cette idéologie elle-même. Même les islamistes, en dépit de leur
volonté d’imposer une vision unique de l’Islam, se sont toujours néanmoins
abstenus de l’identifier à une ethnie, à une race ou à une culture.
C’est le risque pourtant que nous a semblé avoir pris
un de nos érudits, ancien ministre nostalgique du pouvoir de Ould Taya pour
avoir, selon lui, arabisé le discours officiel dans le pays, connu
aussi pour ses positions favorables à l’esclavage, invité de l’émission
religieuse hebdomadaire du vendredi « Ghadaya Islamia » de la télévision
nationale. Il avait en effet affirmé au cours de cette émission qu’il n’y
avait aucune différence entre l’arabité et
l’Islam et que l’Islam « berbère
» ou « négro » (ici l’érudit esquisse un sourire) ne sont rien
d’autre
qu’une pure invention de la colonisation, dans le but évident, selon le
principe bien connu de diviser pour mieux régner.
L’idée à peine cachée derrière ce raisonnement est que les noirs de
Mauritanie (appelés de plus en plus "Zounoujes" en lieu et place
de "Soudan", concept par lequel les désignaient les historiens
Arabes du moye-âge et qui réservait la première appellation aux noirs de
l’Afrique orientale) , ne peuvent vivre pleinement l’Islam que s’ils se
renient et adoptent la langue et la culture arabe. En suivant cette logique
, l’arabe chrétien , juif ou athée serait en réalité, pour ainsi dire
malgré lui un authentique musulman.
Une telle conception ne peut être défendue que par un
scientiste ou positiviste dont on sait qu’il nie le principe de la
transcendance. Ainsi il est tenu , conformément à son impératif
scientifique, de considérer l’Islam comme sécrétion culturelle de la
société arabe au 6ème siècle. Ce qui est loin, j’imagine, de ce que pense
notre savant. Comme nous savons par ailleurs que le principe de la négation
de la transcendance est postulé non démontré nous croyons, nous en
l’existence de Dieu, des anges et de la mission du Prophète (PSL), pour
élever en nous un mur contre la barbarie lorsqu’elle vise la destruction de
l’humanité.
Toujours est-il que la preuve ou la justification de
ses assertions, notre savant va les chercher l’histoire musulmane au
moyen-âge, c’est à dire à l’époque de son rayonnement et de sa main mise
sur l’essentiel du savoir humain de cette période. On apprend ainsi que la
majorité des savants qui avaient porté la civilisation islamique au stade
où elle était, n’étaient nullement des Arabes au sens ethnique du terme,
mais se considéraient et se sentaient, selon l’érudit, comme tels et qu’ils
n’avaient par conséquent fait prévaloir aucune spécificité culturelle,
ethnique ou raciale, du fait de leur statut de musulmans.
On se souvient que cette idée, pour des raisons inverses des préoccupations
de notre érudit, fut avancée au 19ème siècle par Ernest Renan (1823- 1892),
soupçonné
d’anti-sémitisme – juif certes, mais aussi et surtout arabe – qui
devait lui permettre de monter, du moins c’est qu’il pensait, que ces
derniers étaient incapables congénitalement de cultiver et de développer le
savoir philosophique et scientifique, en raison de leur appel aux concepts
rationnels. Les arabes seraient, d’après lui, davantage plus doués pour les
disciplines mystique et théologique. La pensée rationnelle qui fut au point
de départ de la renaissance et de l’ascension de l’Europe dans lequel on
connaît le rôle joué par les musulmans dans sa transmission, ne serait donc
pas, pour Renan, le fait des arabes, mais des peuples iraniens, syriaques
convertis à l’Islam, tels ( Averroes , Ibn Rochd ; Razes,
Al Razi ;
Avicienne ; Ibn Sinna, … ) .
Si cette idée peut être investie d’une quelconque
valeur , c’est qu’elle apporte un démenti éloquent et formel à ceux qui
veulent nous persuader abusivement , qu’il existe des liens intrinsèques
entre les créations intellectuelles et artistiques avec la langue
maternelle. Ernest Renan et notre érudit ont tort tous les deux de projeter
sur une période essentiellement dominée par un sentiment religieux des
préoccupations nationalistes nées au 19ème Siècle pour l’Europe et dans sa
foulée, mais bien plus tard, au 20ème Siècle pour
l’Afrique et le monde
arabe.
Du reste l’attachement à la langue arabe à cette
époque pouvait s’expliquer ou se comprendre ( en matière de « faits »
humains , il est préférable de parler de compréhension plutôt que
d’explication ) par le fait que le Coran a été révélé en langue arabe – il
est dit quelque part dans celui-ci qu’une religion est toujours révélé dans
la langue de celui qui en sera le support humain – mais celle-ci n’épuise pas
la nature du message divin qui transcendant et universel , destiné à toute
l’humanité dont la diversité raciale et linguistique est considérée comme
un bien fait et une preuve de la générosité et de la puissance de Dieu.
D’autre part, par quoi remplacer la langue arabe à cette époque ? Elle
était probablement le seul véhicule, en tout cas le plus efficace et le
plus universel pour l’accession aux savoirs dans le domaine des sciences
médicales, des mathématiques, de la philosophie, … Mais les temps ont
changé et il faut être aveugle, sourd ou entêté pour ne pas le voir,
l’entendre ou
l’admettre.
Enfin il est facile d’accepter qu’il y a un Islam en
soi, en tout cas du point de vue de Dieu et son Prophète (PSL), mais il est
vécu différemment par chaque aire culturelle. C’est pourquoi le sociologue,
l’historien ou l’anthropologue est fondé à parler d’un «Islam noir»,
«berbère», «asiatique» ou «arabe», c’est à dire d’un Islam fortement
influencé par les traditions des communautés où il s’est implanté, en dépit
de la permanence du socle incarné par la profession de foi, la prière, la Zakat, le jeûne et le
pèlerinage.
On peut même ajouter l’idée soutenue, pour des raisons
qui ne nous concernent pas ici, par le philosophe marocain Mohamed Abd
Al-Jabri (Introduction à la critique de la raison arabe) selon laquelle la
conversion massive des iraniens au chiisme est l’expression d’une certaine
résistance religieuse et culturelle à la domination des arabes, selon lui,
majoritairement Sunites. Les tentatives de traduction du Coran en langues
berbères sous les almohades (1147 –1269) vont dans le même sens.
Quant à l’autre aspect de la réflexion tendant à
discréditer tout attachement à la langue française en raison de ses liens
avec la colonisation, il ne nous paraît pas davantage plus recevable. La
colonisation, il est vrai, est en tant que telle un acte violent, inhumain
et par conséquent c’est un régime détestable et condamnable. Mais
ceci ne nous semble pas suffisant pour lui dénier toute conséquence bénéfique,
même involontaire et en contradiction non pas seulement avec les
principes qu’elle invoquait, mais avec la réalité de la politique qu’elle
appliquait.
En Mauritanie, elle est en tout cas intimement liée au règne de la paix,
laquelle avait été le principal argument pour la justifier et
l’accepter. Il n’est pas besoin de rappeler que c’est elle qui mit fin à
une violence guerrière stérile et sans perspective qui menaçait les hommes
et les ressources et que rien ne semblait arrêter ou en indiquer la fin prochaine.
C’est aussi elle qui permit l’instauration de cet Etat dont on attend
aujourd’hui ordre, sécurité, égalité, justice, meilleure répartition du
pouvoir et des richesses et souveraineté.
L’idée, saugrenue et mensongère
défendue par des illuminées qui voient dans le plus éphémère regroupement
familial ou tribal, une institution étatique, et selon laquelle, il y a une
continuité historique entre notre Etat actuel et le mouvement Almoravide
est discrédité par sa gratuité même.
Elle a « légué » en plus une langue moderne, parlée
par tout notre entourage immédiat, qui véhicule des valeurs essentielles :
liberté, égalité, justice et surtout cet esprit critique dont elle fut la
première victime, avant de devenir un puissant et redoutable instrument de
critique sociale, idéologique et politique entre les mains des groupes
traditionnellement dominés et marginalisés. C’est cet esprit qui a permis
de poser un regard neuf et différent sur des valeurs inégalitaires, mues en
tradition religieuse et que certains, insensibles à l’évolution du temps,
tentent vainement de conserver. Il semble le plus insupportable à des
individus habitués à être considérés comme une source de vertus de valeur
et de vérité.
C’est grâce à cet esprit qu’un intellectuel, d’origine « aristocratique »
pourtant, faisait remarquer récemment à propos de son livre dont le thème
concerne la condition servile, la contradiction ahurissante entre un
précepte coranique qui recommandait aux fidèles
d’insérer le nouveau-né
dans sa filiation patrilinéaire et une interprétation et une pratique
fondées sur un statut contestable qui le maintienne dans les origines
matrilinéaires.
Il est compréhensible, sans être justifié à notre
sens, que face aux tentatives de
« nationalisation » de notre commune et
universelle religion, dans l’intention inavouée de nous dominer, certains
puissent être tentés par le soutien, en réaction, d’itinéraires et de
causes hostiles à l’Islam.
C’est par exemple ce qui arriva, nous dit Mohamed Igbal , au Punjab,
lorsque des femmes , désireuses de se débarrasser de maris autoritaires et
indésirables, n’eurent d’autres solutions que l’apostasie (Mohamed
Igbal, reconstruire la pensée religieuse de l’Islam,
P. 182 ) . Mais
nous pensons que le refus de l’oppression, même appuyée sur la religion, ne
doit pas conduire à la négation de la foi. Si un intellectuel occidental,
aristocrate et français en l’occurrence Alexis de Tocqueville a osé dire
que «c’est le despotisme qui peut se passer de la foi, mais non de la
liberté» (R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique).
Que dirions-nous, qui sommes élevés dans la tradition islamique, aussi
rudimentaire soit-elle ? Bien loin de le rejeter, nous devons nous
l’approprier et l’insérer dans véritable projet : un bien fait de Dieu
destiné à toute l’humanité.
Le 02/03/2008
R’chid
Ould Mohamed
Source : Tahalil
Hebdo (Mauritanie)