Islam
et esclavage
Au
terme d'une longue enquête qui l'a mené de Nouakchott à Brunei, Malek Chebel
dresse un constat accablant : l'esclavage a été et reste un fait musulman.
Le mot le plus courant, en arabe, pour désigner l'esclave est abd, duquel
dérivent des termes comme ubudiyya (« esclavage »). D'autres vocables sont
encore utilisés, tels que raqîq (« mis en servitude »), jâriya (« esclave femme
»), ghulîm (« esclave homme »). Et ce n'est pas tout. Au Proche-Orient, zandj
(probablement issu de Zanzibar) et aswad désignent l'esclave noir, alors que
mamlûk (littéralement « possédé ») s'applique à une catégorie particulière, la
caste militaire servile.
Ce n'est donc pas le vocabulaire qui manque en terre d'Islam pour parler de
l'esclavage.
Cette richesse sémantique tranche toutefois avec le mutisme qui entoure le
phénomène. Un mutisme d'autant plus choquant, aux yeux de Malek Chebel, que
l'esclavage a pris des dimensions considérables tout au long de l'histoire de
cette région du monde et qu'il reste à bien des égards très présent dans le
quotidien de centaines de millions de gens.
C'est pour briser ce silence assourdissant que l'anthropologue algérien, bien
connu des lecteurs de « Jeune Afrique » pour ses nombreux ouvrages
autour de l'islam, s'est livré à une longue enquête. Fruit d'innombrables
lectures, son pavé de 500 pages est aussi et surtout le compte rendu d'un
voyage de plusieurs mois qui l'a conduit des rives de l'Atlantique au fin fond
du Sud-Est asiatique en passant par les pays du Golfe, l'Asie mineure,
l'Afrique saharienne.
Le constat final est accablant : « À Brunei, au Yémen, dans les pays du Sahel,
chez les Touaregs, en Libye, dans le Sahel tunisien, en Égypte, en Arabie, en
Mésopotamie, au Soudan ou à Djibouti, il n'est pas un lieu gagné par l'islam où
ne se soit jamais pratiqué le commerce d'esclaves. »
Encore convient-il d'établir des distinctions entre les pays et de relever les
caractéristiques propres des différentes contrées concernées. La Libye et
l'Algérie, par exemple, débouchés naturel des routes commerciales
transsahariennes, ont surtout servi de voies de transit. Des pays tels que
l'Égypte ou l'Arabie saoudite actuelles étaient, eux, de gros consommateurs,
osera-t-on dire, de marchandise humaine. Idem pour la Turquie. Les Européens
ont fantasmé sur les odalisques des harems d'Istanbul, sujet de prédilection
pour les peintres orientalistes, et se sont extasiés sur les exploits
militaires des janissaires de l'Empire ottoman. Faut-il rappeler que les
premières comme les seconds étaient des captifs ?
En Afrique, on le sait, c'est à la lisière du monde noir que l'esclavage prit
les plus grandes proportions. Au Maroc, où la composante négroïde de la
population saute aux yeux du voyageur, les traces en sont manifestes. Que sont
les fameux musiciens gnaouas sinon les descendants de Noirs « importés » de la
zone soudanienne au temps où le Maroc était une grande puissance régionale ? Et
puis, il y a le cas de la Mauritanie, où, malgré les démentis, l'esclavage
reste une réalité manifeste. La preuve en est que le Parlement a voté à
plusieurs reprises des textes l'interdisant. Malek Chebel rappelle un indice
qui ne trompe pas : de nombreuses associations d'affranchis tentent de se
constituer en force politique. « En attendant, commente l'auteur, chaque foyer
de Beidane (« Blancs ») entretient des harratine noirs, fils
d'anciens esclaves auxquels il donne le nom de « serviteurs », un peu
comme on faisait naguère à la Barbade, où l'on gratifiait pudiquement du nom
d' « apprentis » les esclaves fraîchement libérés de leurs
chaînes. »
Ainsi donc, une bonne part de la main-d'oeuvre servile utilisée dans le monde
arabe venait d'Afrique subsaharienne - en Tunisie, le même mot, abîd, désigne
indistinctement l'esclave et le Noirs - et tout particulièrement du Sahel, de
l'Éthiopie ainsi que de la côte orientale du continent. Mais les Balkans et les
steppes de l'Asie centrale furent également d'importants bassins pourvoyeurs.
Combien furent-ils ? Dans le cas de la traite occidentale, les éléments de
chiffrage existent : les négriers tenaient des journaux de bord dans lesquels
était reporté le détail de leur commerce honteux. Rien de tel avec la traite orientale.
Confrontant les diverses sources, Malek Chebel estime à plus de 20 millions le
« volume total de l'esclavage en terres arabes et musulmanes ». Ce nombre
englobe aussi bien les captifs de guerre slaves, les concubines et les
domestiques circassiennes, que les domestiques noirs achetés à des négriers ou
razziés dans les villages du Sahel, les marins chrétiens capturés par les
corsaires barbaresques en Méditerranée. Les négriers arabes auraient donc fait
« mieux » que leurs homologues européens. Les uns ont, il est vrai, sévi
pendant quatorze siècles, contre moins de quatre pour les autres.
Faut-il chercher dans le Coran la cause du mal ? Le Livre, certes, accepte que
la condition de sujétion des esclaves par rapport aux maîtres soit maintenue en
l'état. Car l'islam est né dans une région du monde où l'esclavage était
quasiment un mode de production. Mais il tente d'en limiter les abus, tout
comme il apporte un progrès incontestable à la situation des femmes (notamment
en limitant à quatre le nombre des épouses autorisé).
Par ailleurs, l'affranchissement est recommandé au croyant dont il favorise
l'accès au Paradis. Le prophète Mohammed n'avait-il pas donné l'exemple en la
matière ?
Vivement encouragé en théorie, l'affranchissement n'a, hélas, guère été suivi
en pratique. De siècle en siècle, l'esclavage est devenu un fait musulman,
s'inscrivant profondément dans les habitudes. Pourtant, c'est un sujet dont on
ne parle pas. En dehors de l'Égyptien Mohamed Abdou, du Syrien Rachid Ridha, de
l'Iranien Mirza Ali Mohamed, fondateur, au XIXe siècle, du bâbisme, qui a
fermement condamné cette pratique, la plupart des réformateurs sont restés
étonnamment discrets sur la question.
Et que dire des islamologues ! Louis Massignon, Vincent Monteil ou Jacques Berque
disposaient des informations qui leur auraient permis, en plein XXe siècle, de
tirer la sonnette d'alarme. Peut-être ont-ils préféré, écrit Malek Chebel,
« la hauteur mystique des grands penseurs, des philosophes et des
théosophes de l'islam aux réalités scabreuses des marchands de chair humaine ».
Ils savaient, mais leur empathie pour l'islam les inclinait à trouver à cette
religion et aux hommes qui s'en réclament des excuses qui ne sont en rien
justifiées.
Quand bien même la réalité de l'esclavage arabe est reconnue, c'est souvent
pour en atténuer la rudesse : il n'aurait pas abouti à la dépersonnalisation de
l'esclave, comme cela a été le cas avec le commerce triangulaire
Afrique-Amérique-Europe, affirme-t-on. Comme s'il pouvait y avoir une graduation
dans l'infamie
Mais le pire est peut-être dans l'impact que l'esclavage a eu sur les moeurs
politiques du monde arabe. Dans un livre tout récent*, l'universitaire marocain
Mohammed Ennaji explique en quoi il a fondé le rapport au pouvoir et donc
l'absolutisme qui est encore souvent la règle dans cette partie du monde.
Une fois le livre de Malek Chebel - dont, curieusement, les médias ont peu
parlé - fermé, on ne voit plus la civilisation islamique de la même façon.
Comme l'auteur lui-même, qui, pour, cette étude a dû « parcourir au moins 120
000 kilomètres » pour en arriver à cette terrible conclusion : « L'islam dit
l'inverse de ce que les musulmans pratiquent, et c'est une énigme en soi. La
duplicité humaine qui consiste à transformer un message d'émancipation en
goulag humain fait partie intégrante de ce paradoxe. »
* Le Sujet et le Mamelouk. Esclavage, pouvoir et religion dans le monde arabe,
éd. Mille et une nuits, 368 pages, 16 euros.
Malek Chebel - «
L’Esclavage en terre d’islam » - Fayard - 496 pages - 24 euros
Source :
« Jeune Afrique » - 18 novembre 2007 -
Dominique
Mataillet