Mal
nommer les choses ajoute au malheur du monde (Camus)
Les
origines de l'islam : la synthèse de Tom Holland
Par
Sébastien Castellion ©
Metula
News
Agency
Tom
Holland, écrivain et historien britannique, spécialiste de
l'Antiquité, est loin d'être un militant politique ou un
iconoclaste.
Depuis plusieurs années, il collabore
régulièrement avec la BBC
- l'un des media européens les plus politiquement corrects - pour la
production de documentaires portant sur les grands auteurs de
l'Antiquité grecque et latine.
Ses ouvrages historiques
précédents semblent porter la marque d'une certaine fascination
pour les époques où les civilisations se confrontent, se remettent
en cause et, parfois, s'effondrent. Il a ainsi publié des ouvrages
sur la fin de la République romaine et l'installation de l'Empire -
Rubicon,
Little, Brown, 2004 - ; sur le choc entre l'Empire perse et les cités
grecques au V ème siècle avant J.-C. - Persian
Fire
(Le feu perse), Little, Brown, 2006 - ; ainsi que sur une période
relativement récente selon ses critères : celle de la grande
panique de l'an 1000 en Europe - Millenium,
Little, Brown, 2009 -.
Dans son quatrième ouvrage historique
- In
the Shadow of the Sword (Dans
l’ombre de l’épée), Doubleday, 2012 -, Holland fait la synthèse
des découvertes des dernières décennies sur l'époque de
l'apparition de la civilisation qui a porté un coup fatal aux
Romains1 et aux Perses étudiés dans ses précédents livres : la
civilisation islamique arabe.
L'adaptation récente de ce
livre dans un documentaire historique de la BBC
a provoqué le scandale habituel auquel peut s'attendre tout
Occidental qui cherche à faire une présentation objective de
l'islam : menaces de mort, annulations de projections et toute la
panoplie classique d'insultes.
Ce scandale-là, pourtant, a
ceci de particulier qu'Holland - contrairement à la plupart des
victimes contemporaines du harcèlement islamique - ne formule aucune
critique contre la doctrine musulmane.
L'historien reconnaît,
certes, la violence de certains textes coraniques. Mais il rappelle
aussi l'importance, dans les déclarations de Mahomet, de ses appels
aux puissants à plus d'humilité et à plus de solidarité avec les
pauvres. En connaisseur de l'époque, Holland va même jusqu'à
affirmer que certaines des réactions contemporaines les plus
négatives sont le résultat d'anachronismes.
L'obligation
faite aux infidèles de payer un impôt supplémentaire - la jizya
- ne lui semble, par exemple, pas exceptionnelle au regard des
pratiques de tous les conquérants de l'Antiquité, qui faisaient
tous payer en nature la protection accordée aux peuples conquis.
Et pourtant, malgré cette relative sympathie pour la
doctrine de Mahomet, le livre de Holland pourrait bien faire plus de
mal à l'image de l'islam que n'en ont jamais fait les réquisitoires
anti-islam de Bat Ye'or ou Robert Spencer.
S'il n'attaque pas
les idées, Holland se livre en effet à un exercice bien plus
capital : il applique à la question des origines de l'islam les
principes fondamentaux de la méthode historique. Retour aux sources,
analyse des fouilles archéologiques, étude des textes en fonction
des débats de l'époque : l'histoire qui apparaît dans cette
analyse est très différente du récit que les musulmans se sont
construit a
posteriori.
Dans cette reconstruction, l'islam est apparu comme un
système complet au centre de la péninsule arabique, pendant la
période de l'enseignement de Mahomet. Ce système, retracé dans les
sourates du Coran et dans des récits authentiques de la vie de
Mahomet conservés dans les hadiths,
a convaincu les Arabes et les a animés d'une foi conquérante, qui
les a conduits, en un siècle, à envahir un territoire immense
s’étendant des Pyrénées jusqu'à la Perse.
La première
difficulté, lorsqu'on applique à ce récit les méthodes
historiques, est qu'il n'existe à peu près aucune source utilisable
qui date de l'époque de la vie de Mahomet ou de l'invasion arabe.
On ne peut pas expliquer cela simplement par le fait que le
temps écoulé aurait fait disparaître les documents originaux :
Holland démontre de manière convaincante que les sources du sixième
siècle, antérieures à l'invasion, sont bien plus abondantes que
celles du septième siècle.
Si la très grande majorité des
sources a disparu, c'est, selon lui, que l'historiographie
officielle de l'islam, qui s'est constituée progressivement aux
huitième et neuvième siècles, a délibérément cherché à
remplacer une réalité complexe - et pas toujours flatteuse - par un
récit cohérent, mis au service du pouvoir des califes.
Holland
cite ainsi Ibn Hisham, le biographe de Mahomet, qui est, jusqu'à
aujourd'hui, la source de tous les récits de sa vie. Ecrivant au
début du neuvième siècle, soit plus
de deux siècles après la mort du fondateur, Ibn Hisham lui-même
affirme que beaucoup d’éléments que les générations précédentes
ont rapportés de la vie du prophète sont faux, inutiles ou
sacrilèges. "Les
choses qu'il est honteux de rapporter, celles qui pourraient troubler
certaines personnes et les récits dont on m'a dit qu'on ne pouvait
pas leur faire confiance, je les ai écartés".
Il
est difficile, pour un auteur, d'admettre plus explicitement que son
œuvre n'a pas un objectif historique, mais purement idéologique. Et
il n'est pas illogique d'en conclure, si cet état d'esprit était
partagé par les autorités de l'époque, que les documents qui
n'étaient pas conformes à cette histoire officielle - c'est-à-dire
tous
les documents authentiques d'avant l'an 690 environ - ont été
délibérément détruits.
Cette
hypothèse se trouve renforcée par le fait que les très rares
documents d'époque fournissent des informations directement
contradictoires avec les récits transmis par la tradition.
Un
fragment de manuscrit chrétien confirme l'existence de la bataille
de Badr, entre les forces de Mahomet et celles de sa tribu d'origine,
les Quraish – mais, contrairement à toute la tradition, il
attribue à cette bataille une date qui ne la situe pas pendant le
Ramadan.
Le reçu donné en 642 à la ville égyptienne
d'Herakleopolis par les forces arabes pour les moutons enlevés
montre que ces forces utilisaient déjà le calendrier de l'Hégire...
mais que, curieusement, elles
ne se désignaient pas elles-mêmes comme des "Musulmans"
mais, par le mot, Magaritai,
dont l'explication a été perdue par l'histoire.
Les
documents commerciaux de l'époque, qui retracent les plus humbles
comptoirs entre l'Egypte et l'Inde, ne font rigoureusement jamais
mention de La Mecque, dont la tradition musulmane veut qu'elle ait
été un important centre commercial (bizarrement situé en plein
désert et à l'écart des routes de voyage) à l'époque de Mahomet.
La Constitution
de Médine
- une série de traités entre les forces de Mahomet et les habitants
de la ville de Yathrib - ne mentionne jamais que ces forces seraient
venues de La Mecque et associe à l'alliance, comme membre à plein
titre de l'Umma
(la
communauté), une importante population juive. La tradition musulmane
a voulu expliquer cela en attribuant à Mahomet un massacre
généralisé des Juifs d'Arabie après que ceux-ci auraient trahi
l'alliance ; mais aucune source contemporaine ne mentionne un tel
massacre.
Les témoignages des Juifs et des chrétiens de
Palestine, au moment de l'invasion de cette province romaine entre
634 et 638, mentionnent bien que les Arabes étaient inspirés par un
"roi" ou "faux prophète" du nom de Mahomet...
mais aucune source arabe n'en fait mention avant l'an 690.
Pendant
de nombreuses décennies, la dimension religieuse de l'invasion arabe
est loin d'être évidente. Au moment de la prise de Jérusalem, en
638, les Juifs de la ville s'allient avec les envahisseurs et
semblent croire, pendant plusieurs décades, que les nouveaux maîtres
s'apprêtent à reconstruire le Temple détruit. Par
la suite, le calife Muawiya, en 661, qui se fait baptiser "commandeur
des croyants" à Jérusalem, va y faire un pèlerinage sur les
pas de Jésus et ne semble jamais avoir mentionné Mahomet.
Ce
n'est qu'à la fin du septième siècle, sous le califat
d'Abd-el-Malik, soit soixante ans après la mort de Mahomet, que les
lieux de prière musulmans commencent à se tourner vers la direction
de La Mecque. Plusieurs mosquées anciennes portent encore
aujourd'hui la marque de leur direction initiale, vers l'Est.
Plus
troublant encore peut-être : le Coran lui-même - dont Holland
démontre qu'il est l'un des rares documents datant réellement du
septième siècle, même si ses différentes sourates n'ont été
rassemblées que plus tard dans leur forme actuelle - donne des
informations directement contraires à la tradition.
Le
nom de La Mecque n'y apparaît qu'une fois : elle n'est jamais
mentionnée comme la ville d'origine de Mahomet et il n'est même pas
clair qu'il s'agit d'une cité et non d'une vallée.
Les ennemis arabes de Mahomet - les Mushrikun,
coupables de "donner aux anges des noms féminins" - sont
décrits de manière répétée dans le Coran comme des éleveurs de
vaches et des agriculteurs : toutes activités qui étaient
pratiquées au nord-ouest de la péninsule arabique, près des
frontières de l'Empire romain ; mais les Mushrikun
n’habitaient pas alors, pas plus qu'aujourd'hui, dans le désert de
La Mecque.
Le Coran évoque l'Empire romain comme un "lieu
proche", et les sites de Sodome et Gomorrhe, situés en terre
d'Israël, comme des lieux où les fidèles peuvent se rendre en un
jour.
Outre ces signes - qui semblent indiquer que la
rédaction du Coran n'a pas eu lieu dans la région de La Mecque
comme le veut la tradition, mais bien plus près des frontières
romaines -, il existe aussi de nombreuses contradictions dogmatiques
entre les enseignements du Coran et la tradition musulmane. Sur de
nombreux points, cette tradition semble avoir trouvé ses sources non
dans les enseignements de Mahomet, mais dans ceux des traditions
religieuses qui l'ont précédé.
La
déclaration de foi "Il n'y a de Dieu que Dieu" ne fait pas
partie du Coran. Elle faisait, en revanche, partie de la tradition
samaritaine.
La
punition des adultères, dans le Coran, est la flagellation et non la
lapidation. Celle-ci, en revanche, était connue de la tradition
juive.
L'idée
que ceux qui quittent la religion doivent être exécutés, pas plus
que l'obligation de prier cinq fois par jour, ne sont mentionnées
dans le Coran. En revanche, l'une et l'autre appartiennent à la
tradition zoroastrienne.
Après
avoir ainsi mis en valeur les incohérences internes de la tradition
musulmane, Tom Holland reconstruit - en faisant la synthèse des
travaux de plusieurs autres historiens - une théorie des origines de
l'islam qui a, au moins, l'avantage de rendre compte des faits
historiques connus.
Il rappelle qu'au septième siècle les
deux grands empires qui se disputaient la prééminence dans le
Moyen-Orient, Rome et la Perse, avaient tous deux été gravement
affaiblis par un siècle de guerre et par le passage répété de la
peste. Celle-ci, qui faisait des ravages dans les villes, épargnait
en revanche relativement les populations du désert, où le virus se
répand moins efficacement.
Chacun des deux empires
utilisait, pour sa défense, des tribus arabes postées à ses
frontières. Selon Holland, les Quraish - décrits par la suite comme
la tribu de La Mecque dont Mahomet était issu - étaient une
alliance d'Arabes de la frontière syrienne. De fait, la tradition
musulmane elle-même mentionne à plusieurs reprises les propriétés
syriennes des Quraish, qui seraient un peu surprenante si on
acceptait leur origine dans le Hijaz.
Longtemps
méprisées, les tribus de supplétifs arabes trouvent dans
l'affaiblissement des grands empires une occasion de se venger des
siècles d'humiliation en se retournant contre leurs maîtres
romains, puis contre les Perses.
Cette
invasion n'est pas principalement, à l'origine, une conquête
religieuse : elle n'est qu'une extension à une plus grande échelle
de la tradition arabe de la razzia contre des tribus voisines. Ce qui
explique l'absence de références initiales à l'islam ou à
Mahomet.
Cependant, certains des envahisseurs - mais pas tous
- avaient été marqués peu auparavant par l'enseignement d'un
maître exceptionnel, Mahomet, à la fois chef de guerre et prophète
autoproclamé, dont les écrits avaient été conservés, tant bien
que mal, par ses compagnons.
Les forces de Mahomet étaient
commandées depuis Médine, en retrait du front romain, mais
agissaient principalement dans les zones frontalières de l'Empire.
Rien
n'indique qu'il n’ait jamais eu le moindre lien avec La Mecque.
Les
soldats des tribus qui préservaient le souvenir de Mahomet n'avaient
pas, pendant les premières décennies, une identité religieuse très
sophistiquée. Ils construisaient leurs propres maisons de prière,
dirigées vers l'Est, et refusaient de s'identifier aux religions
établies. Mais c'étaient des guerriers avant tout, non des
théologiens. Il est probable qu'ils ne se donnaient pas encore le
nom de musulmans.
Ce n'est que bien plus tard, à l'extrême
fin du septième siècle, qu'après de longues guerres intestines
entre Arabes, que le
Calife Abd-el-Malik -
immédiatement après que son prédécesseur Yazid eut, entre autre,
mis à sac Médine, la capitale historique de Mahomet - comprend
qu'il pourra affermir son pouvoir en lui donnant une infrastructure
religieuse solide.
Abd-el-Malik
confie alors à des groupes de fonctionnaires religieux, les oulémas,
la tâche de compléter le texte du Coran et d'inscrire dans le
marbre les principes et les commandements de la nouvelle religion.
Presque tous ces oulémas
sont issus de traditions religieuses différentes ; ils introduisent
donc dans la nouvelle doctrine, parfois en contradiction directe avec
le texte coranique, des bribes issues des traditions juive,
chrétienne, samaritaine ou zoroastrienne.
Simultanément,
Abd-el-Malik organise une réconciliation avec les successeurs de
Mahomet à Médine en décidant de faire de l'Arabie - et non plus
des provinces voisines de la Syrie et de la Palestine - le cœur de
la religion encore en formation.
Fils
d'un ancien gouverneur de l'oasis de Taif, Marwan, et secondé dans
son commandement par un natif de la même ville, Al-Hajjaj, il
connaît l'existence d'une pierre sacrée dans une petite bourgade
voisine, La Mecque. Il ordonne alors la modification de la direction
de la prière vers ce nouveau centre artificiellement créé et où,
grâce à l'éloignement des principales routes commerciales et
militaires, les chefs religieux ne risquent pas trop de menacer son
propre pouvoir.
Cette
théorie est-elle prouvée ? Ce serait trop dire. Du moins rend-elle
mieux compte des faits connus que ne le fait la tradition musulmane
et représente-t-elle un effort méritoire pour faire briller la
lumière de l'histoire sur les origines de l'une des grandes
religions du monde.
Note
:
1) L'historiographie de l'Europe occidentale date
généralement la fin de la civilisation romaine à la chute de Rome
entre les mains d'Odoacre en 476. Holland remarque, à juste titre,
que la chute de Rome n'a mis fin ni à l'Empire romain, qui a
continué à régner depuis Constantinople sur la moitié Est de la
Méditerranée, ni à la civilisation romaine dont les rois barbares
établis en Europe restaient imprégnés.
Metula
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