ARTICLE 557 :
L’histoire de l’esclavage dans les manuels malikites Partie I
(Mohamed
El Mokhtar Echenguity, penseur musulman)
Mohamed El Mokhtar Echenguity est un penseur musulman mauritanien de renommée internationale. Autorité reconnue dans le courant réformiste musulman, il remplit pleinement son rôle d’intellectuel avec beaucoup de pertinence, de courage et de clarté. Dans cette première partie de ses commentaires sur l’affaire de « l’autodafé de Ryad », Echenguity revient sur la distinction entre la Chariaa (Coran+Sunna) et le Vigh (jurisprudence). Le Vigh, d’après lui, est un héritage tout ce qu’il y a d’humain et est entaché des tares de l’époque où il a été produit. Il revient notamment sur deux exemples emblématiques du détournement, par les Uléma (jurisconsultes), du sens réel du Coran. Il s’agit du « Contrat d’affranchissement » ou « Moukataba » et de la différentiation abusive entre l’homme libre et l’esclave devant le droit à la vie. Le « Contrat d’affranchissement » est le dispositif instauré par l’Islam pour éradiquer l’esclavage. Il est conclu entre le maître et son esclave et ce dernier devient automatiquement libre à sa signature. Le Coran stipule l’obligation faite au maître d’en signer avec son esclave alors les Uléma le rendent à la discrétion du maître. Pour l’égalité du maître et de l’esclave devant le droit à la vie, Echenguity considère que la jurisprudence musulmane, notamment celle du rite malikite, est une catastrophe dans l’histoire de l’Islam : « Pour Elgharavy : Si un homme libre et un esclave tuent délibérément un autre esclave, on tue l’esclave. L’homme libre paye la moitié de la valeur de la victime car on ne tue pas un homme libre pour un esclave ».
Voici une traduction du texte de cette première partie : Une véritable cacophonie s’est levée à la suite de l’incinération, par provocation, de manuels de jurisprudence malikite par l’organisation « IRA » [1]. Mais les tiraillements politiques auxquels cette affaire avait donné lieu ont empêché nombre d’entre nous de tirer les leçons qui s’imposent de cet acte non dénué de risques pour l’avenir de la religion et la cohésion de la société. Loin de ces tiraillements, nous vous proposons ici une tentative d’un examen en profondeur des racines jurisprudentielles et historiques de cette affaire. Nous espérons, par cette contribution, encourager la réflexion sérieuse et sereine loin des raccourcis et approximations dictés par des considérations conjoncturelles. Beaucoup plus efficace que les autodafés, au titre de la provocation, de livres de jurisprudence ou la défense acharnée et irraisonnée de leur contenu, il y a leur lecture critique, les yeux grand-ouverts, pour faire la différence entre la religion et la religiosité, entre la Chariaa (le Coran et la Sunna) et la jurisprudence (Vigh) et entre la Révélation et l’histoire. L’affaire n’est pas si anodine que cela ; il s’agit, ni plus ni moins, de l’avenir de l’Islam au siècle de la liberté. Il est évident que la Chariaa est « toute justice, toute bonté, toute intérêt des Musulmans et toute sagesse » (Ibn Elghyem in « Iilam Al Mawqiain », 3/3). Mais notre droit jurisprudentiel hérité, qui est une œuvre humaine et non de la révélation, n’est, lui, ni justice, ni bonté, ni dans l’intérêt des Musulmans et encore moins pure sagesse. Ce droit provient de la compréhension et de l’interprétation de nos jurisconsultes des textes de la Révélation. Cette compréhension et cette interprétation sont tributaires de l’héritage social et culturel de l’époque antéislamique mais aussi des pratiques d’injustice et de tyranie qui étaient monnaie courante en leur temps. Ce droit a réussi parfois à rendre justice mais d’autre fois a échoué à se hisser au niveau des nobles percepts islamiques qui furent à son origine. Il a même, parfois, conduit à d’étranges conclusions comme celles que nous exposerons ici et que nous avons tirées des manuels des maîtres du rite malikite. Pour souligner l’énorme différence qui existe entre la Chariaa et la jurisprudence, nous nous limiterons à deux exemples ; le premier est relatif à la façon dont les jurisconsultes avaient contourné la notion de la « Moukataba » c'est-à-dire le « contrat d’affranchissement » qui aurait dû éradiquer l’esclavage et le second est lié à leur déni de l’égalité entre l’esclave et le maître devant le droit à la vie, le plus fondamental et le plus sacré de tous les droits. Nous verrons qu’il s’agit là de deux catastrophes majeures commises par la jurisprudence musulmane dans l’histoire de l’Islam. Il est historiquement reconnu que la captivité, lors des guerres religieuses, était l’origine de la servilité. Allah, grand et miséricordieux, dit, concernant le droit des prisonniers de guerre : « ou bien l’élargissement, ou bien le payement d’une rançon » (Sourate de Mohamed, versets 4). Ce verset est sans équivoque ; il y a deux possibilités quant au traitement appliqué aux prisonniers de guerre : ou bien leur libération sans condition ou alors leur libération contre le payement d’une rançon à l’exclusion de tout troisième choix. Cette interprétation a été étayée par Cheikh Rachid Ridha dans « Tavsir El Menar, 5/9 ». Mais le Cheikh Rachid explique que si ce verset était nécessaire pour mettre hors la loi la pratique de l’esclavage dans l’Islam, il semble qu’il ne fut pas suffisant en soit. En effet le « troisième choix » sous entendu ici était la mise en esclavage des prisonniers de guerre. Or c’était là un choix très rependu parmi toutes les nations en ces temps là. « Il est déraisonnable de les laisser réduire nos prisonniers de guerre en esclavage au moment où nous élargissons les leurs alors que nous les traitions beaucoup mieux qu’ils ne traitaient les nôtres. ». L’interdiction du « troisième choix » ne fut donc pas absolue. Le caractère relatif de cette interdiction de la mise en esclavage rejoint la nature pratique et pragmatique de la méthodologie suivie en Islam. L’Islam est apparu dans un monde dominé par les empires et où faisait rage la « guerre de tous contre tous ». A l’issue de ces guerres des milliers de femmes et d’enfants se retrouvaient abandonnés à leur triste sort. Ces victimes collatérales sont souvent confrontées à l’une des trois situations suivantes: 1- L’extermination pure et simple par l’armée des vainqueurs ; 2- La mort par épuisement et par la faim sur le chemin de l’errance ; 3- L’entrée en esclavage et l’intégration en tant que tels dans la société musulmane ; L’Islam a choisi le troisième cas malgré ses inconvénients. Il est en effet difficile pour un ex-prisonnier de guerre de démarrer une nouvelle vie dans une société qui lui est inconnue. Il est encore plus difficile pour une veuve errante dans un pays que combattait son mari de refaire sa vie et à plus forte raison de préserver sa dignité. La solution pour ces deux catégories était de s’intégrer et de se fondre dans leur nouvelle société. La législation musulmane ne s’est pas arrêtée à ce point. Elle a fait de sorte que la mis en esclavage de ces personnes soit juste une étape provisoire en confiant à l’esclave les clés de sa liberté et cela en instaurant le « contrat d’affranchissement », la « Moukataba ». Il s’agit d’un contrat établi entre l’esclave et son maître selon lequel le premier verse une sorte de compensation au second. Ce versement peut être échelonné. A la signature de ce contrat, l’esclave devient automatiquement libre. Il devient un homme libre ayant contracté une dette envers un autre. En cas d’insolvabilité, l’ancien esclave ne retombe pas pour autant en servilité. Il est simplement déclaré insolvable et a droit au mécanisme de prise en charge des cas de faillite personnelle. Les Autorité et la société ont le devoir de l’aider jusqu’à acquittement de sa dette. C’est le sens de la Sourat de la « Lumière » dans son verset n° 33 [2]. Ce verset instaure sans ambigüité deux obligations importantes : la premier est celle faite au maître d’accepter de signer le « contrat d’affranchissement » et la seconde est celle faite à la société, représentée par l’Etat, de contribuer financièrement à la démarche de libération de l’esclave. L’opinion la plus rependue prétend que l’Islam a encouragé moralement la libération des esclaves en en faisant l’une des bonnes actions recommandées mais qu’il n’avait pas édictée des dispositions juridiques et pratiques pour atteindre ce but. Cette opinion est complètement erronée parce que basée sur une jurisprudence contraire à l’esprit et à la lettre du Coran. Le Coran a, clairement, mis la clé de la liberté de l’esclave entre ses mains en obligeant son maître d’accepter de signer avec lui son « contrat d’affranchissement ». Ce mécanisme permet à l’esclave de racheter sa liberté s’il est solvable et s’il ne l’est pas fait obligation à l’Etat de l’aider à y arriver. Cela veut aussi dire que l’Islam n’a pas décrété l’abolition brutale et totale de l’esclavage. Cette méthodologie progressive était celle qui convenait le mieux aux siècles concernés. Il s’agit du temps où l’individu n’était pas indépendant de son groupe social. Mais cette méthodologie peut tout aussi bien convenir à nos temps modernes car il suffit à l’Etat, qui représente la société, de décréter que l’esclavage était aboli. Mais l’une des catastrophes juridiques que connut l’histoire de l’Islam fut le contournement, de la part des Ulema, du mécanisme du « contrat d’affranchissement » instauré par le Coran comme étant la voie ouverte vers la libération des esclaves. Le Commandeur des Croyants, Omar Ibn Elkhattab avait fouetté des maîtres qui rechignaient à affranchir leurs esclaves par cette voie [3]. Regardez donc comment le Calife Omar avait-il levé son fouet sur un homme du calibre d’Eness Ibn Malik pour l’obliger à signer la « Moukataba » avec son esclave Sirine et regardez comment les jurisconsultes étaient repassés après lui pour décréter que cette « Moukataba » n’était pas obligatoire mais seulement conseillée [4]. Ce fut là l’avis de la majorité des Uléma et ce fut ainsi qu’on ferma l’une des voies les plus fécondes pour éradiquer l’esclavage. Mais l’histoire de l’Islam n’est pas exempte de ces voix qui s’élèvent pour dire la vérité et porter la contradiction à la pensée unique. Ce fut le cas d’Ibn Hazm. Il tint tête à la majorité de ses pairs et leur fit entendre la voix qui appelle à l’application du texte explicite du saint Coran concernant la « Moukataba » [5]. Quant à la deuxième catastrophe dans le domaine de la jurisprudence musulmane, elle est relative au refus des Uléma de considérer que le maître et son esclave étaient égaux devant le droit à la vie. Là les Uléma avaient, encore une fois, délibérément et étrangement dénaturé le texte du Coran en introduisant une hiérarchie de droit entre le maître et l’esclave vis-à-vis du plus sacré et du plus précieux droit à savoir le droit à la vie. Allah a interdit de tuer qui que ce soit, sauf pour venger une autre vie ou pour lutter contre le mal sur terre. Il n’a pas différencié de ce point de vue les esclaves de leurs maîtres. La mort pour vengeance ne distingue pas le maître de son esclave ni le musulman du mécréant [6]. Allah a instauré la « Dya »[7] au profit des ayant-droits de la victime et la « Kaffara »[8] à la charge du tueur [9]. Il a promis au coupable de meurtre un châtiment de rigueur inégalée [10]. Le Prophète (PSL), quant à lui, a réaffirmé le principe de l’égalité et de l’équivalence des vies de tous les Musulmans (les sangs des Musulmans se valent). Il rappelle aussi qu’il n’y avait aucune différence entre un esclave et son maître devant le droit à la vie : (nous tuerons celui qui tue son esclave et mutilerons celui qui mutile son esclave [11]. Mais les Ulema ne l’avaient pas entendu de cette oreille. En violation de textes clairs et sans équivoque, les voici qui exonèrent de toutes sanctions dans ce bas monde, le maître qui tue son esclave volontairement ou par accident. Ils n’évoqueront ni vengeance ni « Dya » à l’encontre d’un maître qui tue l’esclave d’autrui. Même pas la « Kaffar ». Tout juste, le maître coupable de l’assassinat de l’esclave d’autrui doit-il verser une compensation au maître de sa victime égale à la « valeur » de cette dernière. Les Uléma avaient très curieusement interprété la sourate suivante : « oh croyants, vous êtes tenus à pratiquer la vengeance en cas de meurtres ; l’homme libre contre le l’homme libre, l’esclave contre l’esclave et la femme contre la femme… » [12]. Ainsi ont-ils décrété cette loi du talion pour les hommes libres, pour les esclaves mais pas pour les femmes ! Il faut préciser que le Coran n’établit pas une différentiation entre les trois catégories précitées. L’objet de cette sourate est de limiter le périmètre de la vengeance. En effet, la coutume dans cette Arabie préislamique était que pour venger un des leurs, les ayant-droits demandaient la tête de l’auteur du meurtre mais aussi celles des femmes, des esclaves… Pour finir, nous vous livrons ici un certain nombre de jurisprudences édictées par certains Uléma dans ce domaine. Nous nous limiterons ici aux Uléma malikites connus dans notre pays pour ne pas s’éloigner du sujet. Pour El mawagh : « un homme libre ne peut être tué pour avoir tué un esclave » [13]. Pour Al Kharchy : « un Musulman libre qui tue un esclave musulman n’est pas justiciable de vengeance » [14]. Il est connu que la « Dya » est due en cas de meurtre sans préméditation et ce sans condition sur la qualité de la victime [15]. La « Dya » doit être donnée aux ayant-droits. Mais pour nos Uléma, si la victime est esclave, le problème de la Dya ne se pose pas car l’esclave n’a pas d’ayant-droits. Son ayant-droit est son maître qui l’a tué même si le mort à laissé derrière lui une veuve et des orphelins. Pour Ibn Elghassem : « si son maître le tue sans avoir eu l’intention de lui donner la mort, son maître n’est redevable de rien » [16]. Même la « Kaffara », due à la société et à Allah par le coupable, a été biffée d’un trait de plume, comme le dit Ibn Abdel Bir : « la « Kaffara », dans le cas où il n’y a pas eu préméditation, est obligatoire. Elle n’est pas obligatoire s’il y a préméditation, si la victime est un mécréant ou un esclave. Mais Malik la conseille si on tue un esclave sans préméditation » [17]. Pour Ibn Jouzey : « Pas de « Kaffara » si on tue un esclave ou un mécréant. Elle est souhaitable si on tue un esclave » 18]. Pour Ibn Rouchd : « La « Kaffara » n’est pas obligatoire si on tue un esclave » [19]. Mais le plus étrange demeure l’avis de nos Uléma quand un homme libre et un esclave sont impliqués tous les deux dans un meurtre ou un assassinat d’un esclave. Pour Elgharavy : « Si un homme libre et un esclave tuent délibérément un autre esclave, on tue l’esclave. L’homme libre paye la moitié de la valeur de la victime car on ne tue pas un homme libre pour un esclave » [20]. Le cas du pauvre esclave qui tue un homme libre est sans équivoque « ils sont tous d’accord pour tuer un esclave pour venger un homme libre » [21]. Pire, l’esclave coupable du meurtre d’un homme libre ne mérite même pas de passer devant le juge. Pour Ibn Juzey : « L’esclave qui tue un homme libre est remis par son maître entre les mains des ayant-droits de la victime qui en feront ce qu’ils voudront ; soit le tuer soit le garder comme esclave chez eux » [22]. On est en droit de s’interroger sur cette logique et de se demander : sur quelle base et selon quel droit sur terre on peut remettre un coupable entre les mains de sa victime ou de ses ayant-droits pour en faire ce que bon leur semble ? N’y a-t-il pas de justice, de procédure, de témoins, de chef d’accusation, d’autorités exécutives et d’application des peines ? Quel sens à l’exception faite à l’esclave autre qu’une remise en cause de son humanité ? L’émancipation des sociétés dont le système de valeurs est basé, comme la nôtre, sur la religion passe par une distinction nette entre les fondamentaux immuables et atemporels d’une part et les éléments historiques liés aux contextes spatio-temporels de la culture religieuse de l’autre côté. Seule une lecture critique de notre patrimoine jurisprudentiel, sans passion et avec mesure, nous permettra d’apprécier l’esprit de la Révélation et de nous libérer des édits et fatawa obsolètes qui constituent autant de freins et d’entraves socioculturels. Puisse Allah faire que nous puissions tirer les meilleurs leçons de cette crise pour réussir l’éradication de l’esclavage sans brûler ni être brûlés. Texte traduit par les services de For-Mauritania, la version originale est consultable ICI.
[1] : IRA : Initiaive pour la Résurgence du mouvement Abolitionniste en Mauritanie [7] : « Dya » : biens donnés aux ayant-droits en compensation de la mort de la victime [8] : « Kaffara » : action visant à expier son pêché. Elle peut consister en un geste, une parole ou le don d’un bien au profit des pauvres For-Mauritania Via Mohamed BABA: http://www.fr.for-mauritania.org/364-0-Lhistoire-de-lesclavage-dans-les-manuels-malikites.
L’histoire de l’esclavage dans les manuels malikites/ par Mohamed Ould Elmoktar Echenguity (Partie II)
Il s’agit de la mise en esclavage de Musulmans par d’autres Musulmans, ce qui est strictement et expressément prohibé car le sang d’un Musulman, ses biens et sa dignité sont des sanctuaires auxquels aucun autre Musulman n’a le droit d’intenter. For-Mauritania, Kassataya et Taqadoumy ont le plaisir de vous livrer la seconde partie des réflexions de M. Mohamed Ould Elmoktar Echeinguity sur l’esclavage en terre d’islam. Comme dans le précédant texte, l’auteur y prend des positions courageuses qui, à défaut de faire l’unanimité, contribuent à alimenter le débat grâce surtout à la qualité de l’argumentation et à la variété des sources et des références. Dans le texte qui suit, Mohamed Ould Elmoktar Echeinguity qui jouit d’une grande notoriété dans le monde arabo-musulman, met l’accent sur l’apport de grands penseurs musulmans sur la pratique de l’esclavage. Nous avons vu, dans l’article précédent, le manque de consistance des fondements juridiques de la perpétuation de l’esclavage dans les sociétés musulmanes contemporaines et dans quelle mesure ces fondements tenaient au contournement de la procédure édictée par le Coran pour éradiquer cette pratique en mettant entre les mains de l’esclave la clé de son propre affranchissement (la Moukataba ou « contrat d’affranchissement »). Nous avons également décrit, dans ce même article, la duplicité du discours jurisprudentiel des Uléma quant au droit humain le plus sacré à savoir celui à la vie. L’article précédent était juste un préambule théorique et général. La situation propre à la Mauritanie est encore plus horrible et dramatique si on la situe du point de vue spatial et temporel. L’esclavage en Mauritanie est une aberration incompréhensible même du point de vue de la jurisprudence musulmane. Il s’agit de la mise en esclavage de Musulmans par d’autres Musulmans, ce qui est strictement et expressément prohibé car le sang d’un Musulman, ses biens et sa dignité sont des sanctuaires auxquels aucun autre Musulman n’a le droit d’intenter. C’est, sans doute, le sens du Hadith sacré du Prophète (PSL) quand il disait : « Allah a dit : ils sont trois dont je serai l’adversaire le jour du Jugement : celui qui se parjure après avoir invoqué Mon nom ; celui qui vend un homme libre et consomme le fruit de cette vente et celui qui loue les services d’une personne et ne lui verse pas son dû » [1]. C’est ce que nous essayerons d’expliquer dans le présent article. Il y a de cela quatre siècles, l’érudit Ahmed Baba Al Tomboucty (963-1032 de l’Hégire) avait dénoncé la supercherie de l’esclavage dans le Grand Sahara en démontrant la faiblesse de ses fondements du point vue de la jurisprudence musulmane (Elvigh) mais aussi de celui de l’Histoire. Ahmed Baba, pour ceux qui ne le connaissent pas, descend d’une noble famille originaire de Walata mais a résidé à Tombouctou du temps où cette ville était la capitale de l’empire Songhai. C’est un auteur prolifique et l’un des exégètes les plus en vue de Khalil (l’un des auteurs dont les ouvrages ont été victimes de l’autodafé de Ryad, ndlr) [2]. Il traite donc ces questions d’un point de vue interne à la communauté de la jurisprudence musulmane dont nous avons déjà démontré la légèreté des références. Mais Ahmed Baba possède, en sus, un sens aigu de l’Histoire doublé d’une sensibilité marquée pour ces questions d’équité et de justice. Lui-même avait connu les dures conditions de la servitude quand il fut fait captif plusieurs années de suite par l’armée marocaine saadienne lors de razzia sur Tombouctou. Ahmed Baba est l’auteur d’un célèbre mémoire sur « l’importation d’esclaves soudanais » dont il finit la rédaction en 1024 de l’Hégire et qui fut publié par l’Institut d’Etudes Africaines de Rabat et dont la traduction anglaise fut assurée par Fatimetou Harak et John Hunwick. Dans ce mémoire, Ahmed Baba rappelle que les habitants du Soudan (actuelle Afrique de l’Ouest) embrassèrent l’Islam il y a bien longtemps, au moins depuis le cinquième siècle de l’Hégire (11 ème siècle de l’ère chrétienne, ndlr). Réduire ces habitants en esclavage est un non sens du point de vue de la jurisprudence musulmane et une hérésie mortelle du point de vue du Hadith cité plus haut. Ahmed Baba fut suivi, dans cette voie, par le Vaghih (jurisconsulte) Ibrahim El Jarimi dans son mémoire au titre provocateur et que je propose comme slogan pour ceux qui voudraient être équitables vis-à-vis des Hratine de Mauritanie : « rappel des tyrans à la liberté du Soudan ». Il semble que ce mémoire ne soit pas encore publié mais le chercheur marocain, Abdel Khallagh Ahmedoun, en cita de larges extraits en se référant à une copie manuscrite conservée à la bibliothèque de Cheikh Abdallah Kennoun. Dans l’entame de son mémoire, El Jarimi écrit : « quand j’ai vu comment nombre de personnes s’acharnaient sur les gens du Soudan, sans raison apparente et en prétendant qu’ils étaient des esclaves et des non-musulmans, j’ai décidé, dans ce mémoire, de sonner l’alarme et d’alerter ceux qui ont encore un minimum de foi en eux ». Al Jarimi conclut que l’esclavage « est injustice et errements» [3]. Mais ce fut l’historien, Ahmed Ibn Khaled Ibn Mohamed En naciri (mort en 1315 de l’Hégire), dans un ouvrage intitulé « Investigations dans les affaires des Etats de l’Extrême Maghreb » [4], qui mit les points sur les « i » dans ce domaine en mettant à nu la supercherie historique qu’est l’esclavage en Afrique du Nord et de l’Ouest. Etant donné la longueur et l’importance du texte d’En naciri, nous le subdiviserons en plusieurs parties. Premièrement : les peuples du Soudan (Afrique de l’Ouest pour les Maghrebins) sont profondément et depuis longtemps musulmans ; leur mise en esclavage de la part de leurs frères coreligionnaires est une ignominie. En naciri écrit : « de ce que nous t’avons relaté de l’histoire du Soudan, il t’apparait que les habitants de ce pays sont attachés à l’Islam depuis des lustres ; les plus pieux parmi les nations, les plus droits, les plus érudits et les plus attachés à l’amour de leurs proches. Ces qualités sont très répandues dans la plupart de leurs royaumes, comme tu le sais. Il t’apparait donc l’ignominie et la cruauté de la pratique très répandue et très ancienne au Maghreb de mettre les Soudanais en esclavage et de les importer tous les ans, tel du cheptel, pour les vendre dans les villes et les campagnes et les négocier comme on négocie des bêtes ou pire ». Et plus loin : « Les Soudanais sont des musulmans. Nous leur devons ce que nous nous devons à nous-mêmes. A supposer qu’il y en ait des mécréants ou adeptes d’autres religions ce ne peut être la majorité ; or c’est la majorité qui importe. Et même si nous supposons qu’ils étaient à égalité musulmans et mécréants, comment pouvons-nous être sûrs que le « cheptel importé » ne comporte que des mécréants et qu’il n’y avait pas parmi eux des Musulmans ? » [5]. Deuxièmement : La transformation de la question de l’esclavage en Afrique de l’Ouest en une question raciale est d’une extrême gravité et d’une injustice sans nom. Toujours En naciri : « les gens ont entériné ce fait puis plusieurs générations plus tard, le commun des mortels a commencé à penser que la justification de l’esclavage tient en la couleur noire de la peau et à l’origine géographique de « l’importation » initiale. Or il s’agit là des pêchés les plus mortels et des abominations les plus décriées du point de vue de la religion » [6]. En naciri avait particulièrement bien cerné le problème surtout quand on connaît le formidable brassage des origines et le profond métissage que connut la civilisation musulmane et qui la distinguait de toutes les autres. Au moment où certaines cultures méprisaient certaines catégories d’humains pour des raisons liées à la couleur de la peau ou aux traits de morphologie faciale, les savants et poètes arabes chantaient les louanges des Noirs. Voici, par exemple, El Jahedh, dans son mémoire intitulé « Suprématie des Soudane sur les Bidane », qui exalte les qualités des Noirs et glorifie les personnages musulmans de couleur. El Jahedh conclut : « Il n’y a pas sur Terre de nation plus généreuse que les Noirs… Ils sont forts et courageux… Le Noir, en plus de la politesse, est profondément bon, souriant et crédule. » [7]. Mais El Jahedh ne s’arrêtera pas là. Il fit l’éloge de la couleur de peau des Noirs, en général : « Il n’y pas de couleur plus pure, plus belle et plus authentique que la couleur noire » [8]. Sur les pas d’El Jahedh, voici El Jowzy qui, dans son ouvrage traitant des Noirs et des Abyssins et dont le titre pourrait se traduire en « Eclairer les crétins sur les Noirs et les Abyssins » [9], montre que le complexe de suprématie raciale était absent de la culture arabe. El Jowzy décrira dans son ouvrage toutes les qualités possibles et imaginables qu’il attribuait aux Noirs. Il consacra le préambule de son livre à la correspondance qu’entretenait le Prophète (PSL) avec le Négus et l’histoire de l’émigration des premiers Musulmans vers l’Abyssinie (actuelle Ethiopie, ndlr). El Jowzy fut particulièrement prolixe dans sa description des savants noirs et notamment de leur intelligence, de leur vivacité d’esprit et de leur bonté. Il fit l’éloge de l’application et de la piété de leurs ascètes, hommes et femmes et leur consacra un tome complet de son ouvrage. Troisièmement : A l’ origine fut la liberté. Les marchands d’esclaves ne peuvent, en aucun cas, nous servir de référence et nous ne sommes absolument pas tenus de les citer. Ils nous ont habitués aux mensonges et aux contournements et détournements des textes sacrés. Toujours En naciri : « l’état d’origine du genre humain est la liberté et non l’esclavage. Celui qui récuse la liberté, récuse l’origine. Comment prendre pour argent comptant les prétentions d’un négociant ? Il est connu que le marchand travestit la réalité pour mieux « fourguer » sa marchandise, surtout quand celle-ci est composée d’esclaves. Les marchands d’esclaves ne peuvent pas prétendre à notre confiance car ils ne sont tenus ni par l’honneur ni par la foi » [10]. Quatrièmement : C’est l’anarchie consécutive aux guerres intestines que se livraient les sultanats noirs musulmans entre eux mais aussi que se livraient les tribus arabes et arabisées (musulmanes elles aussi) dans le Sahara qui fut à l’origine de la vague d’esclavage illégale que connut la région : « une opinion répandue est qu’au Soudan, les uns s’attaquaient aux autres, les pillaient et kidnappaient leur progéniture ou les volaient dans des villes très éloignées de leur lieu d’habitation. Mais ceci est monnaie courante y compris chez les Arabes du Maghreb qui se pillaient entre eux et se volaient biens et bétails. Mais ils sont tous musulmans. Ce qui les poussait à commettre ces abominations c’était la faiblesse de la foi et l’absence de dignité et d’honneur. Comment quelqu’un qui possède un minimum de piété pourrai-il acheter ce type de marchandise et comment oserait-il prendre dans son lit leurs femmes dans ce qui s’apparente fort bien au péché de chair? …Pire, les hérétiques aujourd’hui et ceux qui ne craignent guère Allah kidnappent les enfants d’hommes libres des tribus du Maghreb et les vendent en plein jour sur les marchés sans trouver quiconque pour les réprimander au nom de la religion. Désormais, les Chrétiens et les Juifs les achètent et en font leurs esclaves au vu et au su du monde entier. Ce doit être l’épreuve à laquelle Allah nous soumet ; nous Lui appartenons et vers Lui nous retournerons… » [11]. Cinquièmement : C’est une aberration historique que de comparer l’esclavage intervenu au milieu de la période islamique et celui que connut l’Afrique du Nord et de l’Ouest car : « l’origine de l’esclavage qui a été réglementé du temps du Prophète (PSL) et des Disciples était la captivité consécutive aux guerres motivées par la propagation de la Parole d’Allah (El Jihad) et la conquête des cœurs des populations à la religion qu’Il avait choisie pour elles. C’est notre religion que notre prophète (psl) avait tracée pour nous. Faire le contraire c’est faire le contraire de la religion. C’est se mettre hors la loi. Mais Allah seul peut guider nos pas. Oh ! Allah, nous avons péché contre nous-mêmes. Si Tu ne nous pardonnes pas nous serons parmi les perdants » [12]. En naciri avait parfaitement raison dans cette distinction. Il est clair qu’aucune comparaison n’était possible entre des sultanats et des tribus musulmanes qui s’entretuaient pour une chimérique gloire ou une misérable pièce de bétail et l’armée de martyres qui se sacrifiaient pour répandre la bonne parole et porter le message d’Allah, mus en cela par les promesses de l’au-delà et les convictions religieuses. C’est le poète Mohamed Ighbal dans son recueil « Jenah Jibril », qui rendait le mieux la différence entre les deux situations [13]. Enfin, je voudrais signaler que la Tunisie est un Etat musulman de rite malikite. Il constitue pour nous l’une des sources les plus importantes de la jurisprudence malikite à travers l’ouvrage d’Ibn Abi Zaid El kayrawani. Les Tunisiens avaient relevé, depuis un siècle et deux tiers, l’aberration juridique et historique que constitue la mise en esclavage des peuples soudanais du nord et de l’ouest de l’Afrique. Le gouverneur ottoman de Tunis, Ahmed Pacha, avait décrété l’interdiction absolue du commerce des esclaves et ordonné la destruction du marché aux esclaves de Tunis, sa capitale, en 1841 de l’ère chrétienne soit 140 ans avant l’abolition de l’esclavage en Mauritanie et bien avant que certains pays européens ne l’eurent fait. En 1846, Ahmed Bey promulgua un décret obligeant les Uléma et les jurisconsultes à coopérer pour l’éradication de l’esclavage dans son royaume. Voici le texte de ce décret : « Il est porté à la connaissance des Uléma, Cheikhs et Muftis de Tunisie, que l’esclavage est aboli. Grâce est rendue à Allah. Qu’Allah vous préserve, vous garde et vous éclaire. A vous les pieux notables, les érudits, les guides de la nation, les sémaphores de sa grandeur. A nos chers cheikh sy Mohamed Biram, le cheihk de l’Islam, cheikh sy Ibrahim Errayahi Pacha, Mufti du rite malikite. Aux deux Muftis Cheikh sy Mohamed Ibn El khawja et Cheikh sy Mohamed Ibn Salama, à cheikh sy ahmed Ellaby, cheikh sy Mohamed El Amhjoub, cheikh sy Houssein El baroudy, cheikh sy Chadly Ibn El moueddeb, cheikh sy Ali Edderwich, cheikh sy Mohamed El khaddar et aux Kadis : cheikh sy Mohamed Ibn Bakir, cheikh sy Mohamed Ibn Elbina, cheikh sy Mohamed Enyver bibardo, cheikh sy Varj Ettemimi qu’Allah les bénisse et les honore, paix soit sur vous, après quoi : Nous avons acquis la certitude que la plupart de nos sujets, par les temps qui courent, ne respectent pas les règles de propriété concernant ces Soudanais démunis, eu égard à la controverse qui existe entre les Uléma sur la légalité de cette propriété et étant donnée leur adoption de l’Islam depuis très longtemps et vu que celui qui « possède » son frère selon les recommandations du Prophète (PSL) est encouragé à l’affranchir ; il nous est apparu indispensable, par charité envers ces pauvres créatures dans leur vie sur terre et envers leurs propriétaires dans leur vie de l’au-delà, d’interdire à la population cette pratique tolérée mais controversée pour leur éviter le risque de tomber dans le péché mortel et pour lever l’injustice qui frappe les frères qu’Allah avait mis sous leur protection. En outre nous avons en cela un intérêt politique évident qui est de ne pas les pousser à renier leur allégeance envers nous. Nous avons désigné des Sages à Sidi Mohrez, à Sidi Mansour et à la Zawya Elbekrya chargés de délivrer à tout plaignant une attestation d’affranchissement qui devra nous être remontée pour qu’on y appose notre seau. Pour ce qui vous concerne, qu’Allah vous garde, si un esclave réclame votre protection contre son maître ou si on vous rapporte une affaire d’esclavage, il vous est demandé d’envoyer l’esclave vers nous et de veiller à ce que le maître ne puisse l’intercepter. Vous devez donner asile et affranchir celui qui demande votre protection contre une servilité dont la légalité est plus que douteuse surtout à notre siècle ; c’est une règle de droit et de bonne conduite qui dit que dans le doute il convient de s’abstenir surtout quand l’intérêt général va dans le même sens. Puisse Allah nous guider vers le meilleur et annonce la bonne nouvelle aux Croyants, ceux qui font les bonnes actions. Paix sur vous de la part du très nécessiteux aux faveurs d’Allah, Ahmed Pacha Bey, qu’Allah guide ses pas. Ecrit le 23 janvier 1946. » Les livres d’Histoire ne rapportent la moindre contestation ni réfutation, de la part des Uléma malikite tunisiens, du décret d’Ahmed Pacha, ce qui prouve qu’ils entérinaient l’illégalité de l’esclavage dans cette région. Le gouverneur de Tunis avait été immortalisé par le poète français Barthélemy (1796-1867) dans une célèbre ode qu’il composa en son honneur et où il recommandait aux rois d’Europe de le prendre comme exemple dans le domaine de l’abolition de l’esclavage. Voici un couplet de ce poème : Le Sultan de Tunis abolit l’esclavage. Le pied du nègre est libre, en touchant le rivage ! Que Dieu Tout Puissant le couvre de son aile ! Que l’Europe à ses rois l’impose pour modèle
En conclusion, l’esclavage en Afrique du Nord et de l’Ouest, et donc en Mauritanie, n’a aucune justification légale ni historique. Il s’agit d’une pure injustice qui perdure depuis de très longs siècles, qui a été alimentée par les guerres intestines et l’état de non droit et que la jurisprudence locale a entérinée. Il est grand temps que nous nous en repentissions et que nous demandions pardon à Allah à son propos et à propos de ses séquelles morales et matérielles qui continuent à broyer nos frères auxquels nous lient la foi, le pays et l’Histoire. Je ne trouve pas plus beaux, pour conclure, que de citer, comme l’avait fait En naciri dans son réquisitoire de l’esclavage, le saint verset suivant : « Mon Dieu, nous avons péché contre-nous-mêmes, si Tu ne nous pardonnes et ne nous accordes pas Ta miséricorde, nous compterons parmi les perdants » [14]. Nous avons aujourd’hui grand besoin d’une repentance générale au cours de laquelle les maîtres demanderaient pardon à Allah pour les siècles d’injustice perpétrée à l’encontre de frères et prieraient pour le salut des âmes des Anciens dont ils s’engageraient à ne pas reproduire les péchés et au cours de laquelle les auteurs de l’autodafé de provocation des ouvrages de jurisprudence musulmane demanderaient, eux aussi, pardon à Allah. Quels que soient les griefs que nous avons par rapport au contenu de ces livres et les fatawa absolument étrangères à l’esprit de l’Islam qu’ils renferment, ces derniers portent entre leurs pages, les noms sacrés d’Allah, des sourates et des Hadiths. La version arabe originale de ce texte est consultable ICI. |
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