ARTICLE 544 :
L’esclavage et la traite des esclaves en Sénégambie
Le 2 décembre 2011 Ibrahima Thioub* est venu présenter une conférence-débat sur l’histoire de l’esclavage et de la traite des esclaves en Sénégambie du XVème siècle jusqu’au milieu du XIXème siècle, dans la suite des débats publics sur “l'Autre Afrique” et “l'Afrique face aux prédateurs” du contre-G20 dans les Alpes Maritimes organisé par un collectif anticapitaliste contre le G20.
Dans l’histoire, le travail servile prédomine. L’esclavage est la principale forme de mise au travail au service de maîtres dans les sociétés humaines. Le travail salarié est tout à fait récent. Mais il faut d’abord bien distinguer entre esclavages d’une part, traites des esclaves d’autre part.
Une définition de l'esclavage
C'est l'usage de la violence pour priver un homme, une femme de sa liberté, et l’utiliser comme un bien meuble suivant la volonté de celui qui l’a réduite à ce “statut” (à ne pas confondre avec sa condition d’utilisation, décidée par le maître). L’acte de violence conduisant au statut d’esclave peut être une action militaire, un rapt, enlèvement, “kidnapping”, une razzia,… Il est suivi d’un processus de dépersonnalisation, déshumanisation, désocialisation de la victime. On gomme sa mémoire, on la coupe radicalement de son passé, on lui enlève son nom. L’esclave est extraite de sa société : on ne peut être esclave dans sa société, on est étranger dans la société où on devient esclave. Après la violence et l’extraction de sa société d’origine, les dominants produisent une idéologie pour faire accepter son sort à l’esclave comme quelque chose de “normal”.
Deux éléments de l'idéologie esclavagiste
On trouve deux sortes d’éléments dans l’idéologie esclavagiste, la “naturalisation”, et la “sacralisation”. Ainsi, quand un Blanc réduit une Noire en esclavage, il lui fait croire qu’il-elle est esclave en raison de la couleur de sa peau. Ce fait de “nature” camoufle le fait historique de la violence initiale. “Les esclaves sont noirs” peut être un fait à un moment (et lieu) donné. La phrase renversée “Les Noires sont des esclaves” est de l’idéologie. Ou encore, une femme est dite dominée parce que “femme”, par “nature”. Cette “justification” idéologique est une production des maîtres au départ. L'autre aspect idéologique est la justification du statut d’esclave par la religion. Tu es esclave car Dieu l’a décidé, c’est ton destin. Là aussi cela cache l’origine historique de la violence. Par exemple, si un Noir réduit une autre Noire en esclavage, c’est parce que : - il/elle n’est pas musulmane (l’islam interdit de réduire en esclavage une autre musulmane), - son sang est impur, et cette impureté est transmise à ses descendantes (par exemple dans les plantations des Amériques…). La condition d'esclave est distincte du statut d'esclave. C’est le maître qui décide de l’usage qui est fait de l’esclave : chef d’état major, palefrenier… Un maître peut faire d’une esclave sa concubine, sa femme…
La traite atlantique
C’est le commerce des captives et captifs, que l’on peut utiliser. Traite des esclaves, ou de la gomme, ou de l’or, etc. Depuis l’Afrique, un commerce de longue distance peut se faire en traversant le Sahara, à l’intérieur du continent, mais aussi à travers l’Océan Indien, l’Océan Atlantique, vers les Amériques. La traite atlantique s’effectua à partir du XVème siècle jusqu’au milieu du XIXème siècle. Elle était liée à l’expansion du capitalisme, qui s’est accommodé d’un travail servile, non salarié, dans sa phase primitive d’accumulation (selon les marxistes), s’adaptant au travail servile comme au travail salarié. Les capitalistes arrivant en Amérique furent confrontés à un problème de main d’oeuvre. Ils utilisèrent d’abord les indigènes puis, suite au massacre des indiennes, recrutèrent des européennes parmi les exclues, dans les classes dominées, notamment des engagées à temps, les "36 mois", qui devaient trois ans de travail gratuit au service de leurs maîtres, en échange du paiement par ces derniers du prix de la traversée... En raison de difficultés d’adaptation, cela n’a pas fonctionné. D’où un recours à la déportation massive d’africaines achetées aux dirigeants prédateurs. On peut chiffrer entre douze et quinze millions environ le nombre d’esclaves ainsi déportées vers les Amériques.
* Ibrahima Thioub est professeur à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar, directeur du CARTE Centre Africain de Recherches sur les Traites et les Esclavages, chercheur associé à l’Institut des Études Avancées de l’Université de Nantes. Illustration extraite de Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Tome IX, Abbé Raynal, 1783 (Arch. dép. Char. Mar. PF 2453).
En Sénégambie, chaque année en juillet, commençait la “Grande traite”. Une armada de chalands et de petits bateaux démarrait vers le haut fleuve, avec des habitantes africaines – européennes – métisses de Saint-Louis, en période de hautes eaux, car le gros des esclaves venait du pays Bambara. Ils rassemblaient vers le mois de septembre les produits dont ils avaient besoin, esclaves, gomme, ivoire… et redescendaient avant que le niveau des eaux baisse. Les esclaves étaient ensuite vendues, à Saint-Louis, à la compagnie qui y avait le monopole du commerce pour les exporter vers les Amériques. La capture était organisée en amont. Entre octobre et juillet, dans un espace plus restreint, la petite traite permettait d’acquérir des céréales, du mil… pour nourrir la population de Saint-Louis, et aussi les esclaves pendant leur traversée de l’Atlantique.
L'implantation européenne en Sénégambie
La Sénégambie représente un peu moins de la moitié de la traite atlantique (après les golfes du Bénin et de Guinée). Elle correspond aux bassins des fleuves Sénégal (au nord) et Gambie (au sud). À l’époque, la dynamique était la plus forte à l’intérieur de l’Afrique. Les côtes étaient marginales. La Sénégambie était dominée avant la traite par deux grands ensembles d’États. Les Européens s’installèrent sur les îles de Saint-Louis (cédée à des Français en 1659 par négociation avec le souverain noir du Walo) et de Gorée (du hollandais “bonne rade”) plus faciles à défendre contre les autres puissances européennes en particulier, inoccupées (inutiles aux souverains en place). Les Portugais furent les premiers à s’installer et à commercer. Il n’y avait pas de préjugés de couleur à cette époque, les Portugais se mariaient sur place et, après leur temps en Afrique, laissaient la gestion de leurs entreprises commerciales à leurs épouses africaines. Ainsi se constitua une classe sociale luso-africaine, multiculturelle, d’entrepreneurs-marchands. Après des siècles, des familles sénégalaises portent des noms portugais en ignorant cette origine : Mendi (du portugais Mendez), Gomis (venant du Gomez), Da Silva, Pereira… Il existe même dans le sud du Sénégal un créole portugais. Ces familles sénégalaises ont été si bien intégrées qu'elles ne se souviennent même plus de leur ascendance portugaise. Les compagnies européennes de commerce (portugaises, hollandaises, anglaises, françaises) achetaient aux oligarques africains des esclaves, et subsidiairement des produits vivriers, de la gomme, de l’or… Elles leur vendaient des armes, de l’alcool, du fer (déjà disponible en Afrique, mais qui va jouer un rôle très important). Ces oligarques les mettaient en concurrence (punissant les compagnies qui tentèrent d’avoir un monopole commercial afin de maintenir les prix). Les esclaves vendues étaient issues de guerres, rapts, razzias… issues des populations dominées : les prisonnières princières faisaient l’objet de rançons, pas de mise en esclavage. Ces oligarques prédateurs se renforçaient et s'armaient grâce à ce commerce et se sont maintenus bien après que le capitalisme “européen” a cessé d’utiliser une main d’oeuvre servile. Leurs “héritiers” sont des élites prédatrices qui contribuent au pillage de l’Afrique. (article du Monde) (1).
Le renforcement d'une oligarchie africaine prédatrice
Ce sont des Africains qui capturent des esclaves militairement ou par rapt, razzias. Puis ce sont des groupes de marchands africains qui acheminent des caravanes d’esclaves vers la Haute-Gambie, le Haut- Sénégal, à l’intérieur du continent, les remettent alors à d’autres commerçants qui les transportent ensuite par les fleuves vers la côte, d’où les esclaves étaient déportées vers les Amériques. Les Africains qui participaient à ce commerce ne les échangeaient pas contre de la “pacotille”, idée infantilisante : ils étaient suffisamment responsables et intelligents pour négocier âprement les captifs et captiives vendues. La “pacotille” n’avait pas au XVIIIème siècle le même sens qu’actuellement : il s’agissait de ce que chaque marin transportait avec lui pour pouvoir vivre dans chaque port. Jusqu’au XIXème siècle les États africains, suffisamment puissants, ont contrôlé leur souveraineté. La documentation disponible montre que les rois africains n’étaient ni trompés ni infantilisés. Seules étaient victimes les africaines du peuple. On peut citer l'exemple d'un marchand qui prétendait monopoliser le commerce pour sa compagnie, mettant en cause la concurrence. Un roi de Sénégambie le mit en prison pour que tous les européens puissent participer et par compétition faire monter les prix. Le contrôle des rois africains passait par la taxation des différentes compagnies. Pour avoir le droit de commercer sur le fleuve Sénégal, la compagnie européenne installée à Saint-Louis employait des Africains. Les Européens qui venaient à Saint-Louis étaient tous des hommes, car il était interdit d’y amener des femmes européennes. Ils se sont donc mis en ménage avec des femmes africaines, d’où un métissage. Ces femmes avaient donc des maris temporaires : après des contrats de six mois, deux ans, six ans, ils repartaient en Europe, en leur laissant tout le patrimoine gagné pendant leur séjour. Ces femmes sont devenues un groupe d’entrepreneures, de marchandes efficaces, urbaines, qui vont peser et se considérer comme sujettes du roi de France. Elles deviendront, après la révolution de 1789, des citoyennes, avec les mêmes droits que les Françaises vivant en métropole.
Éclatement politique et militarisation
Ce système fit éclater les grands ensembles politiques qui existaient dans la région. L’arrivée des Européens a fourni des ressources et des armes, permettant aux provinces d’acquérir une indépendance par rapport à l’État central. D'où la dispersion sur des États soit articulés sur un fleuve soit ouverts sur l'Atlantique, sous forme d'une bande côtière, et possédant au moins un comptoir pour pouvoir vendre les captifs et captives - en Sénégambie mais aussi le long du golfe du Bénin, de Guinée. Cet éclatement va produire des États côtiers très militarisés. Les rois vivent à l’intérieur des terres, ont des représentants (“Alkadis”, “policiers” dans la langue actuelle) qui perçoivent des taxes. Pour commercer le long des fleuves, les compagnies européennes devaient payer dans les escales. Ce système connut son apogée au XVIIIème siècle (en nombre d’esclaves) – cf. le site slavesvoyage – avec une forte militarisation des sociétés, la disparition des formes constitutionnelles et traditionnelles de transmission des pouvoirs. C’est la possession de la force militaire, la capacité à exercer la violence qui conduisent au pouvoir. Celles et ceux qui n’ont pas d’armes en sont exclues. En plus de l’atomisation, la culture politique devient extrêmement violente.
Les résistances africaines
Dés le début les communautés paysannes vont s’organiser pour faire face aux razzias, par une réorganisation de l’espace dans des endroits difficiles d’accès : zones de fourrés et sentiers tortueux pour gêner la cavalerie, nombreuses ruches sur lesquelles on frappe pour que les abeilles attaquent les chevaux aux narines,… En Afrique des traditions rappellent l’interdiction de quitter le village aux heures favorables aux rapts et razzias : soleil au zénith vers 13h (quand les hommes se reposent à l’ombre), mais aussi au crépuscule. En 1673 un mouvement démarra de Mauritanie et s'étendit à plusieurs États au nord de la Sénégambie, jusqu'en 1677. Ce mouvement musulman de tempérance proclamait “Dieu ne vous a pas donné des rois pour qu’ils vous vendent ou vous tuent mais pour qu’ils assurent votre sécurité. S’ils ne remplissent pas ces critères, combattez-les et faites-les partir”. La compagnie du Sénégal (française) fit alliance avec les aristocrates des États esclavagistes, et les vainquit en 1677. En 1765 une révolution éclata dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal. La dynastie au pouvoir fut vaincue, remplacée par un Iman. Ce nouveau pouvoir inspectait les bateaux sur le fleuve, libérait les captives et captifs qui pouvaient réciter les premiers versets du Coran. Il semble que l’Islam interdit de mettre en esclavage une autre musulmane, ce qui implique de libérer les esclaves converties à l’Islam : l’exemple très actuel de la Mauritanie, entre autres, montre qu’une religion au service d’une classe au pouvoir peut sans souci tolérer l’esclavage (2).
Les abolitions en Europe
En France, la république abolit officiellement l’esclavage en 1794. Napoléon Bonaparte le rétablit, subissant alors sa première défaite militaire importante face aux Haïtiens : Haïti, première république noire, qui se libéra du joug. Quand le général Toussaint Louverture se rendit ensuite en France, sans défense, les sbires de Napoléon l’emprisonnèrent par vengeance. En Louisiane on traite de “sale petit poléon” les jeunes vauriens. À partir de 1815 au Congrès de Vienne après la défaite de Napoléon, le capitalisme finit par renoncer à la traite d’une main d’oeuvre servile, pour des raisons économiques (prolétariat moins coûteux) mais aussi sous la pression de mouvements humanistes du siècle des lumières, de courants anti esclavagistes (3). La Grande-Bretagne, maîtresse de l’espace maritime, va imposer l’interdiction de la traite. Cela traduisait des intérêts économiques. La traite avait contribué à financer un développement industriel considérable, mais celui-ci avait désormais plus besoin en Afrique de marchés et de fourniture de matières premières nécessaires (4). Donc, au lieu d’importer les Africains vers les Amériques, il valait mieux les garder en Afrique pour produire de l’huile de palme, du caoutchouc, de l’arachide, etc. L’interdiction de la traite ne signifie pas que l’esclavage soit aboli. Il a fallu attendre 1833 en Grande Bretagne, 1848 en France, pour que l’esclavage soit théoriquement aboli.
Contournements de l'abolition et persistances de l'esclavage
Une traite clandestine abondante subsistera, pour fournir des esclaves, principalement à Cuba et au Brésil – d’ailleurs par les mêmes chemins que les trafics de drogue arrivant actuellement en Afrique. Les croisières britanniques vont contrer cette continuation de la traite. Des systèmes de substitution seront créés aux Antilles, comme les engagées à temps (14 ans) : des Européens viennent en Afrique, proposent de racheter la liberté pendant quatorze ans d’engagement dans des conditions d’emploi très proches de l’esclavage (ce n’en est pas juridiquement). Ce système d’engagées s’étendra à l’Afrique, l’Inde, la Chine, surtout après 1848. Avec la “colonisation agricole”, la France garda des esclaves en Afrique pour développer autour du fleuve Sénégal des cultures similaires à celles des Antilles (cannes à sucre, arachides…), mais fut mise en échec par l’opposition des commerçants de Saint-Louis et des États africains, dont les intérêts différaient. À partir de 1854 intervint une seconde forme de colonisation, impérialiste, plus violente, passant par la conquête des territoires. Les colonisateurs européens utilisèrent comme soldats d’anciens esclaves. Les sociétés africaines sont elles-mêmes esclavagistes, utilisant les esclaves comme domestiques, marins, artisanes...
Les conséquences de l’esclavage
Au XIXème siècle, le capitalisme européen n’y ayant plus intérêt abolit l’esclavage, mettant devant le fait accompli ses partenaires de l’oligarchie africaine. Ces derniers s’adaptèrent difficilement à cette nouvelle économie. D’où des guerres civiles permettant à l’Europe de construire une image de l’Afrique barbare et sauvage, justification de la conquête coloniale au nom de la “lutte contre l’esclavage”. D'où aussi une reprise de l’image chromatique identifiant les esclave aux Noires qui permit de camoufler la dimension sociale : l’identité réelle est d’être esclaves, au nom d’intérêts économiques, dans un partenariat entre Européens et “élites” africaines prédatrices. En Europe, l’enseignement de l’histoire fait silence sur le rôle de la traite dans la construction du capitalisme européen. Dans la société africaine actuelle, c’est aussi une oligarchie qui contrôle le pouvoir et toutes les richesses des pays – avec la coopération des prédateurs complices : capitalisme, États d’Europe, Amérique, Chine… Ces oligarques africains ne permettent plus aux jeunes, aux communautés paysannes, aux exclues du pouvoir, d’accéder aux ressources pour construire leurs vies : délabrement des écoles, des systèmes de santé, violences dans la vie politique, usages prédateurs des ressources, gaspillages, exclusion d’une partie considérable de la population, privée des minima sociaux, fuite d’Afrique des exclues du pouvoir, des forces vives du continent, faute de solutions (sauf bien sûr pour les élites prédatrices).
Henri Amadéi o
(1) Cette tradition néfaste pour les Africaines ordinaires perdure actuellement. Voir l’article “L’Afrique et ses élites prédatrices… 4x4 et Kalachnikovs”, Ibrahima Thioub, Le Monde, publié avant les sommet – et contre-sommet - France Afrique de Nice, mai-juin 2010. C |
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