Racisme au
Maroc: « Singes, olives et chocolats »
Qird (singe), khanzir (cochon), zeïtoun
(olive), choqlata (chocolat), sale nègre... Au Maroc, les termes
insultants pour désigner les Subsahariens sont légion (voir
encadré). Passe encore qu'un adulte vous gratifie de tels propos,
mais lorsque, dans les bras de son père, un bambin vous traite
effrontément de k'hal (« Noir »), c'est que, sans doute, il y a un
problème. Bien sûr, l'enfant ne comprend pas ce qu'il dit et l'on
n'y prêterait guère attention si les manifestations de ce racisme «
innocent » étaient moins fréquentes dans le royaume. Que les
Marocains soient nationalistes n'a en soi rien de choquant, mais
quand ce nationalisme frôle le chauvinisme ou la xénophobie, il est
temps de tirer la sonnette d'alarme.
Je suis arrivé à
Casablanca à la fin des années 1980. La première fois que j'ai
pris conscience du racisme, c'était à l'université, quand mon
professeur de relations internationales, dans le dessein manifeste de
me ridiculiser, prétendit que le voisin méridional du Burundi
n'était pas, comme je le prétendais, le Zaïre (aujourd'hui, la RD
Congo), mais... le lac Tanganyika ! Prenant à témoin les cinq cents
étudiants présents, l'éminent professeur déplora que « même les
Africains ne connaissent pas l'Afrique ». Je me posais, moi, une
autre question : sur quel continent se trouve donc le Maroc ?
Cette
anecdote me fit me souvenir d'une autre. Quelques semaines
auparavant, je me trouvais à Rabat avec un groupe d'étudiants noirs
africains. Nous étions chaque jour pris à partie par une nuée
d'enfants nous demandant : ch'hal fi'ssaa - « quelle heure est-il ?
». Ils riaient à gorge déployée quand nous leur répondions.
Parce qu'en regardant notre montre, nous regardions du même coup
notre poignet couleur d'ébène... Ces mêmes garnements nous
bombardaient de pierres sous le regard amusé des passants. Parfois,
des adultes intervenaient pour les réprimander : « h'chouma » - «
c'est honteux » [ce que vous faites]. Mais ils n'étaient pas
nombreux.
De même, quand, dans un bus, il nous arrivait de
céder notre place à une personne âgée, nous nous étions peu à
peu rendu compte que notre geste n'était pas interprété comme une
marque de respect, mais comme la manifestation d'un complexe
d'infériorité ! Pour eux, c'était normal : « C'est ce qui se fait
entre un maître et ses esclaves. » D'ailleurs, en descendant du
bus, ceux à qui nous venions de rendre service s'empressaient de
céder leur siège à d'autres Marocains.
À Rabat, Casa, Fès,
Marrakech ou Tanger, les attitudes racistes sont aujourd'hui moins
fréquentes, mais elles sont loin d'avoir disparu. Cela va du crachat
au coup de bâton lancé à partir d'une voiture en marche, en
passant par les onomatopées censées imiter le parler « africain ».
Il arrive que des automobilistes fassent mine de foncer sur un
malheureux passant à la peau noire en vociférant quelque insulte
bien sentie. La nuit, la victime est parfois poursuivie jusque sur le
trottoir... Certains Marocains refusent catégoriquement de répondre
au salut d'un Noir, de le servir en premier ou de le charger dans
leur taxi. C'est bien connu, n'est-ce pas, ils ont tous des maladies
! Un mendiant peut fort bien se croire autorisé à invectiver un
Noir qui lui refuse une pièce de monnaie ou ne se montre pas assez
généreux : Allah ya'tîk...
Comment expliquer la persistance de ce phénomène
? D'abord, sans doute, par le souvenir d'un passé lointain mais
toujours présent dans les esprits : il y a les maîtres et il y a
les esclaves. Mais force est de reconnaître que les médias n'ont
pas toujours joué un rôle très positif. TVM et 2M International,
les deux chaînes de télévision marocaines, ont largement contribué
à donner de l'Afrique subsaharienne une image catastrophiste. Il n'y
est jamais question que de conflits armés (Éthiopie, Somalie,
Liberia...), de famines, d'épidémies et d'endettement « chronique
». Et la presse écrite, notamment le très progouvernemental Matin
du Sahara, n'ont jamais été en reste. Il n'est pas interdit d'y
voir une sorte de vengeance politique : affaire du Sahara, retrait du
Maroc de l'Organisation de l'unité africaine, en 1984... Mais il
s'agit d'une vengeance aveugle, dont les peuples sont les uniques
victimes. Le Sénégal est le seul pays à bénéficier d'une image
plutôt positive : il passe pour « le plus riche » et « le plus
civilisé d'Afrique », noire bien sûr. La Guinée, le Gabon, le
Cameroun (à cause du football), le Kenya (à cause de l'athlétisme),
le Congo-Brazza, la RDC, la Guinée équatoriale et Madagascar (où
Mohammed V fut bien accueilli lors de son exil) s'en tirent sans trop
de dommages, mais le reste... Le reste, c'est la jungle, ou peut s'en
faut.
Lors de notre arrivée au Maroc, nous nous sommes
retrouvés totalement livrés à nous-mêmes. Comme dans la jungle,
justement. Certains d'entre nous n'avaient même pas accès à la
cité universitaire. L'interdiction des antennes paraboliques,
auxquelles seule une poignée de privilégiés avait droit,
s'ajoutant aux difficultés rencontrées par les Marocains pour se
rendre à l'étranger, n'était pas de nature à contribuer à
l'ouverture du pays sur le monde. Au début des années 1990,
l'interdiction a été levée, mais une taxe d'un montant élevé (5
000 DH, 455 euros) sur l'achat des paraboles a été instaurée. Ce
n'est qu'en 1993 que cette taxe a été supprimée. Et que les choses
ont commencé à s'améliorer.
Le changement s'est accentué
après l'accession au trône de Mohammed VI. Le nouveau roi s'est
rendu à plusieurs reprises au sud du Sahara, ainsi que ses Premiers
ministres (Abderrahmane Youssoufi et Driss Jettou) et plusieurs
membres de son gouvernement. Peu à peu, une certaine prise de
conscience des réalités négro-africaines est apparue. Réalités
que le « petit peuple » a du mal à accepter, après des décennies
de désinformation sur le Bilad Essoud, le pays des Noirs. Les seuls
Marocains avec lesquels il est possible de discuter de ces questions
sont les techniciens et les ingénieurs qui ont été amenés à
travailler au Sud du Sahara ou les commerçants fassis qui ont ouvert
des boutiques ou des restaurants à Dakar, Abidjan, Bamako, Conakry
ou Libreville. En revanche, la majorité des intellectuels, dont les
regards sont obstinément tournés vers le Nord, manifeste une
méconnaissance du reste de l'Afrique assez stupéfiante. L'un de mes
amis marocains, pourtant d'un très bon niveau intellectuel, m'a un
jour demandé si mon pays (le Mali) possède une frontière commune
avec le sien !
Les médias atteignent parfois des sommets dans la
désinformation. Il y a quelques années, par exemple, Rissâlat
al-Oumma, le journal de l'Union constitutionnelle, avait accusé,
sans aucune vérification, « des Africains » d'avoir mangé un bébé
à Takaddoum, un quartier populaire de la capitale. Très vite, une
partie de la presse avait démenti l'information, mais le mal était
fait. D'autant que des accusations de cannibalisme, totalement
infondées, bien sûr, étaient périodiquement colportées par la
rumeur publique. Même Le Journal, qui n'est pas le moins objectif
des organes de presse marocains, se laisse parfois aller à
véhiculer, peut-être sans mauvaise intention, certains stéréotypes.
Un exemple ? Dans un reportage - très incomplet - qu'ils ont
récemment consacré aux immigrés clandestins réfugiés dans la
forêt de Ben Younech, deux journalistes s'effaraient : « Trois
cents mètres plus loin, c'est le choc. Nous sommes en Afrique, dans
un vrai village africain. » Comme si le Maroc n'était pas lui-même
en Afrique ! Dans le même numéro, l'un des signataires de l'article
utilisait, dans une chronique, le terme de jou' à propos de ces
mêmes clandestins. De son propre aveu, le mot « signifie, au sens
propre, faim », mais aussi, parfois, « avidité, rapacité ou
bassesse ». « Mais pas ici, bien sûr », précisait-il. Comment
s'étonner d'entendre si fréquemment dans la bouche du Marocain
moyen, et même de certains intellectuels, l'expression inda houm
ajjou' - « il y a la famine chez eux » ?
Le 15 juin 2003,
Aujourd'hui le Maroc donnait la parole a un chercheur estimant que «
le Maroc a parfois une approche raciste du problème de l'immigration
clandestine ». Ce qui n'empêchait pas le journal de titrer à la
une : « Le Maroc débordé par les Subsahariens », et de dénoncer
ces clandestins « prêts à tout, y compris à mourir, pour
améliorer leurs conditions de vie ».
Côté pouvoirs
publics, rien n'a apparemment été fait pour ouvrir le pays aux
cultures des peuples d'Afrique noire. Ni en matière d'éducation ni
en matière d'intégration. En revanche, sur le plan culturel, des
efforts considérables ont été entrepris pour accueillir des
étudiants subsahariens. Le problème est que ceux-ci se sentent
souvent mal à l'aise dans un système éducatif marqué par un
nationalisme frôlant le chauvinisme. Le Maroc est systématiquement
présenté, sans preuve, comme le premier en Afrique pour toutes les
choses positives. Et le dernier pour toutes les choses négatives. Ce
qui contribue à alimenter les préjugés. Je connais des jeunes nés
de père « africain » et de mère marocaine, qui, la trentaine
venue, se refusent obstinément à se rendre en « Afrique ».
Possédant la nationalité de leur père, ils bénéficient pourtant
de bourses d'études et de titres de voyage gratuits.
On n'en
finirait plus d'illustrer l'ampleur du malentendu. Très mal informé
des réalités béninoises, un célèbre intellectuel marocain me
confiait récemment, croyant stigmatiser la dictature : « Nous ne
sommes pas au Bénin de Mathieu Kérékou ! » Comme si ce pays
n'était pas, depuis plus d'une décennie, l'un des plus
démocratiques du continent ! Autre exemple, il y a quelques années,
à Rabat, devant la cité Souissi I où sont hébergés des étudiants
étrangers pendant les vacances d'été. Un motocycliste arrête son
véhicule et apostrophe, en arabe, une Cap-Verdienne accompagnée de
son ami nigérian : pourquoi fait-elle la qahba (« **** ») avec les
Noirs ? Son insistance devenant pénible, plusieurs étudiants ont dû
lui faire comprendre que la jeune femme était blanche, sans doute,
mais nullement marocaine. Et qu'elle ne parlait pas un mot
d'arabe.
La vérité est que de nombreux Marocains nourrissent
un complexe de supériorité par rapport aux Noirs « d'Afrique » -
et d'Amérique. Et un complexe d'infériorité par rapport aux
Occidentaux blancs. La tentative, aujourd'hui abandonnée, du royaume
d'adhérer à l'Union européenne s'inscrivait sans doute dans cette
logique. Dans ces conditions, on comprend que le récent échec de sa
candidature à l'organisation de la Coupe du monde de football 2010 -
et la victoire de l'Afrique du Sud - aient été douloureusement
ressentis ici. Depuis, comme par manière de vengeance, on voit
refleurir certaines expressions très désobligeantes à l'endroit
des Noirs africains : moûl'essîda (« sidéen »), par exemple.
Beaucoup semblent oublier que les membres africains du comité
exécutif de la Fifa ont tous, ou presque, voté pour le Maroc !
À la veille du voyage que Mohammed VI doit faire
au sud du Sahara, sans doute est-il temps de rappeler aux autorités,
à la société civile et aux médias que le développement du
royaume passe par le resserrement de ses liens millénaires avec les
peuples d'Afrique noire.
Mamadou Kalidou BA
Maître de conférences
(Littérature africaine, critique
littéraire) Université de Nouakchott
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