Racisme,
esclavagisme et pauvreté: Un débat en cours
Par
Tawfiq Mansour L’interview
de Biram Ould Dah Ould Abeid, le président de l’Initiative pour la
Résurgence du mouvement Anti-esclavagiste (IRA), publié dans notre
dernier numéro du 24 août 2010, suscite polémique. Sur le fond, on
s’inquiète – Beydhanes en tête, bien évidemment, mais pas
seulement: des défenseurs de droits de l’Homme de divers horizons,
aussi – de la stigmatisation d’une communauté raciale. Sur la
forme, on reproche, au Calame, d’avoir fait trop belle publicité à
cette dérive et, aux journalistes, insuffisamment critiques, d’avoir
zappé sur des questions importantes qui auraient pu, justement,
élucider la position de Biram sur la question de fond. Poursuivons
donc le débat. L’Histoire le prouve malheureusement: les
génocides se fomentent dans la stigmatisation de communautés.
Récurrents au cours des siècles, ceux-ci se sont multipliés, au
XXème siècle, sur tous les continents, et l’Afrique n’a guère
été épargnée, avec, notamment, l’affreux drame du Rwanda où
les media ont joué le plus sinistre rôle. Le Calame
contribuerait-il à la diffusion de tels errements? Dans l’interview
de Biram Ould Dah, on peut, il est vrai, trouver des arguments en ce
sens. Florilège : «Et le maître, c’est qui, sinon
l’Arabo-berbère ?», [les Haratines sont «beydhanisés»
(blanchis)] «pour écraser d’autres victimes du même système:
les Noirs de Mauritanie» […] «et nous considérons que les Noirs
se retrouvent, avec les Haratines, dans le camp des victimes, dans le
camp des misères [...] C’est la minorité arabo-berbère qui gère
[…]» Pour autant, on ne trouve, nulle part, appel à la haine
raciale. Bien au contraire et ainsi que le soulignait le chapeau de
l’interview, le président de l’IRA exhorte «la communauté des
Maures […] à hisser les justes parmi ses fils, dans les cercles de
décision, pour qu’il leur incombe la tâche, historique, urgente
et ô combien délicate, de désamorcer la bombe de l’explosion
communautaire qui couve, dangereusement, en Mauritanie». Ambiguïté
du discours? De fait, l’éventualité de celle-ci renvoie à
l’ambiguïté des situations racio-linguistique et statutaire
mauritaniennes. Trois-quarts de la population parle le Hassaniya, un
dialecte à forte dominance arabo-berbère. Or, deux-tiers des
Mauritaniens sont noirs. La répartition des pouvoirs – économique,
politique, culturel, etc. – se joue, actuellement, sur à peine
0,04% de la population, soit une douzaine de milles de citoyens (1).
Trois-quarts de ceux-ci sont des Beydhanes (hassanophones ou Maures
blancs), les quatre mille «places restantes» se partageant entre
les nantis des Halpulaars, Soninkés, Wolofs (groupe de langues à
forte dominance négro-africaine) et Haratines (hassanophones ou
Maures noirs). Si le groupe des Beydhanes est largement
sur-représenté – c’est la preuve de la problématique raciale –
la sous-représentation des Haratines est non moins manifeste: c’est
la conséquence majeure d’un esclavagisme ancestral. Ne
querellons pas, ici, sur les proportions avancées dans notre propos.
Ce sont des estimations, certainement grossières mais assez
communément admises, qui permettent de brosser une esquisse de la
situation globale, en Mauritanie. On avancera, ainsi, que les
Haratines constituent 56% du groupe hassanophone. Dans leur immense
majorité, ils sont victimes des conséquences de l’esclavage
pluriséculaire, sinon de ses survivances et prolongements
contemporains. On incluera, dans ce groupe souvent qualifié
d’affranchis, les esclaves (Abids) hassanophones (2). Dans le
groupe non-hassanophone, banalement qualifié de «négro-mauritanien»
– une équivoque pas vraiment innocente, excluant les Haratines du
groupe «Noir mauritanien»… – la situation de l’esclavagisme
diffère en ce que, d’une part, la question raciale ne joue pas –
maîtres, esclaves et affranchis sont tous «négro-africains» (2) –
et, d’autre part, la proportion de «dominés» – affranchis et
esclaves – est notablement moindre qu’en milieu hassanophone,
singulièrement marqué par son passé de traite négrière. Deux
maîtres blancs pour un maître noir ? La
moitié de la population, ou un peu plus, seraient ainsi contraintes
par des situations passées, voire présentes, de servitude. Cela ne
veut, évidemment pas, dire qu’a contrario, l’autre moitié de la
population soit esclavagiste et, parmi celle-là, l’ensemble des
arabo-berbères mauritaniens. S’il faut, probablement, compter sur
deux maîtres blancs pour un maître noir et ne jamais oublier que
c’est sur cette réalité sociologique des années cinquante que
s’est construite la République Islamique de Mauritanie, il faut,
également, entendre qu’au moins deux-tiers des Mauritaniens
«non-esclaves-non-affranchis» n’ont rien à voir, aujourd’hui,
avec les survivances de l’esclavage, ses séquelles et autres
prolongements contemporains, même si des réflexes culturels
ségrégatifs subsistent. En admettant qu’au moins la même
proportion – espérons-le – du groupe «affranchis-esclaves»
veuillent, réellement, mettre fin aux conditions infâmantes dans
lesquelles ils sont variablement confinés, c’est, potentiellement,
une franche majorité de Mauritaniens susceptibles de dire non à
l’exploitation abusive de l’Homme par l’Homme. Or, cette
majorité potentielle ne s’est jamais, à ce jour, exprimée dans
les urnes. Les efforts d’Ould Boukheir et des ses amis, notamment
beydhanes, doivent être poursuivis, de longues années encore. Les
thèmes anti-esclavagistes, pénétrer beaucoup plus la classe
politique, le discours et les actes des partis, en particulier ceux
prônant la justice islamique. Les actions de lutte et de promotion
sociale, puissamment encouragées, au sein de la société civile et
de l’administration publique, où l’on doit voir mis en œuvre
une politique concrète de discrimination positive à l’égard du
groupe «affranchis-esclaves». Mais le réel moteur de ce mouvement
anti-esclavagiste réside parmi le peuple. A l’évidence dans les
grands centres urbains, plus discrètement en brousse, les situations
de partenariat «soudano-beydhanes» – «soudano-beydhane» ici au
sens strict de «noir-blanc», sans référence à des situations de
dominé-dominant – se multiplient. Variablement éphémères, elles
répondent à des situations communes de pauvreté, sinon de manque
de perspectives intra-communautaires, voire d’opportunités
conjoncturelles. La pauvreté, le lot le plus commun
des Mauritaniens Soulignons l’importance de cette communauté de
pauvreté. Si à peine un pour dix mille Hartanis peut espérer
rejoindre la classe des gens de pouvoir – le fameux 0,04% dont nous
parlions tantôt – moins de un pour cent Beydhanes y accède. Même
en admettant une relative redistribution, à l’intérieur de chaque
groupe – et sans compter les miettes toujours consenties, par les
maîtres, à leurs (ex-)serviteurs dociles – la pauvreté reste le
lot le plus commun entre Noirs et Blancs. Au sens onusien du terme
(3), elle touche un beydhane sur cinq et un soudane sur deux.
Nuançons encore le propos, en situant cette pauvreté dans la
partition «affranchis-esclaves»/«non-affranchis-non-esclaves»:
deux tiers/un tiers. On voit, ainsi, le long chemin qu’il reste à
parcourir pour atteindre à ce minimum d’équité où la naissance
ne soit pas le critère exclusif de promotion sociale. Mais on voit,
également, tout ce que le tissu social généré par la civilisation
moderne peut apporter de fraternité transraciale, en transcendant
les clivages hérités du passé, dans des situations concrètes
d’entraide quotidienne. A contrario, sur la douzaine de milliers
de Mauritaniens, blancs et noirs confondus, qui détiennent la
quasi-totalité des pouvoirs, combien continuent d’entretenir, chez
eux et dans leurs responsabilités sociales, des situations de
servitude, sur le modèle traditionnel ou selon des versions plus
modernes? Combien placent les droits de l’Homme et du Travailleur,
au centre de leurs propres relations humaines? Combien oeuvrent,
concrètement, à la promotion sociale des AE? Banalement, au
quotidien, dans la trivialité des plus ordinaires situations? Deux
maîtres blancs pour un maître noir, disions-nous plus haut,
fondement de la République Islamique de Mauritanie. S’il se révèle
exact qu’aujourd’hui, cinquante ans après l’Indépendance,
trois postes de pouvoir sur quatre sont trustés par des Beydhanes,
n’est-ce pas là la preuve d’une pratique politique en
contradiction formelle avec les grandes déclarations
anti-ségrégationnistes du pouvoir blanc? Le
Calame, animateur de débat On
comprend, dès lors, l’exaspération d’un Biram Ould Dah et de
ses amis de l’IRA. A tout le moins, il fallait qu’ils trouvent
tribune reconnue où provoquer débat. L’interview donné au
Calame, dans les meilleures conditions possibles d’expression, a
révélé, me semble-t-il, un certain nombre de lacunes et
d’approximations de leur discours, globalement juste, au demeurant.
Aurons-nous contribué à ce qu’il rectifie, de lui-même, les
amalgames hâtifs susceptibles d’aller à l’encontre même de ses
objectifs? Il y a – nous espérons l’avoir démontré –
beaucoup à œuvrer au sein des dispositions populaires à dépasser
les clivages raciaux et esclavagistes, en tempérant les risques
d’affrontement et en valorisant les synergies les plus équitables.
Il y a – c’est aussi évident – à remuer, fortement, les
autorités de notre pays – elles ne sont pas que politiques –
pour qu’elles mettent en œuvre de vraies politiques dynamisant les
velléités et volontés populaires. Dans quelle mesure l’IRA
peut-elle faire sienne cette double mission? Persuadés, à l’instar
de Nelson Mandela, que l’entraide est un moteur d’évolution bien
plus puissant que la compétition, nous restons, au Calame, prêts à
soutenir une telle orientation. Et Dieu, certes, est Miséricordieux
avec les miséricordieux. Tawfiq
Mansour NOTE (1)
: Pouvoirs au sens le plus large du terme ; c’est-à-dire
capacités à modifier son environnement au-delà du cercle familier.
Au sens plus étroit du terme – capacités de commandement à
l’échelle nationale – il faut compter dix fois moins de
citoyens, avec une concentration de plus en plus forte de la
domination beydhane, au fur et à mesure qu’on approche des centres
de décision. (2) : L’illégalité du statut
d’esclave et la variété de ses avatars modernes, notamment dans
le secteur de la domesticité, rendent très incertaine l’estimation
de son ampleur contemporaine. 1 à 3% du groupe «Affranchis/Esclaves»
apparaît, cependant, une fourchette plausible, au regard des cas
recensés par les associations de défense des droits de l’Homme –
à comparer au 0,3% de la population française, regroupant
prostituées «maquées», travailleurs forcés et esclaves
domestiques, selon les estimations du Comité Contre
l'Esclavage Moderne (CCEM)… (3) :
Selon l’ONU, la pauvreté toucherait, en Mauritanie, plus de 1,2
million de personnes. A l’intérieur de cette masse, l’extrême
pauvreté, toucherait, elle, 0,8 million de personnes, avec une
proportion beaucoup plus importante – plus de 80% – d’AE. Si ce
paramètre d’extrême pauvreté doit, obligatoirement et en en
priorité, orienter la stratégie d’éradication de la misère,
nous n’avons pas voulu le mettre, ici, en exergue, afin de mieux
faire apparaître le poids des non-AE, dans la répartition de la
pauvreté en Mauritanie. Il faut bien se pénétrer de l’idée que
ce n’est pas la pauvreté, extrême ou non, qu’il s’agit de
mieux répartir mais bien la richesse et les efforts à la
produire.
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