Bien qu’ils se disent et se considèrent
comme profondément «modernistes», hostiles à toutes les formes
d’exploitation, d’inégalité et d’injustice, les intellectuels mauritaniens,
autoproclamés «réalistes» ne diffèrent guère -la sincérité en moins- en fait
de ceux que nous appelons avec mépris conservateurs traditionnels.
Les
uns et les autres défendent en effet les mêmes privilèges liés à leur
position sociale traditionnelle et s’opposent vigoureusement à toute
entreprise dont l’objectif avoué est d’introduire des réformes dans ce pays
pour permettre une meilleure répartition du pouvoir et des richesses entre
les citoyens.
La différence tient cependant à la diversité des méthodes que les uns et les
autres mettent en avant pour justifier le maintien de l’ordre ancien et la
distribution inégalitaire qu’il génère. Les traditionalistes s’en tiennent
«sincèrement» et sans doute honnêtement aux valeurs qui étaient celles
des ancêtres. Ils s’accrochent à la tradition, à une certaine conception
d’un islam auquel il est fait assumer la justification d’une hiérarchie
sociale inégalitaire dans laquelle ils occupent le sommet. Ce qui leur permet
l’accès prioritaire aux richesses grâce au contrôle de l’appareil de l’Etat
et l’appropriation des biens fonciers dans le cadre de la tribu.
Quant aux intellectuels «lucides», si l’on néglige les nuances, les accents,
liés aux différences des disciplines de leur formation et à leur niveau de
culture, on se rend aisément compte qu’ils surexploitent, pour en arriver au
même but, ce qu’il faut bien appeler l’idéologie de la stabilité.Pour eux
tous ceux qui s’avisent de revendiquer ou de lutter pour un nouvel ordre
social, économique et politique dont l’objectif est d’atténuer les inégalités
héritées de nos structures sociales traditionnelles et de la mauvaise gestion
léguée par les différentes administrations militaires qui se sont succédées
sur le pays depuis 1978, passent, à leurs yeux, pour des
« utopistes»,victimes d’illusion, des «charmants romantiques», des
ennemis de la nation et, pour tout dire, des dangereux
«révolutionnaires» dont les indignations sont certes légitimes mais tout
aussi irrationnelles et dangereuses et font courir au pays les risques d’un
désordre qui sera certainement fatal à son existence même.
A les entendre s’exprimer de cette façon, on se croirait en présence, chez
leurs adversaires ou plus précisément leurs victimes, de dangereux idéologues
aux systèmes de pensée cohérents qui prétendent non seulement connaître le
fonctionnement exact et précis de la société, mais qui auraient aussi la
prétention et l’ambition d’en définir l’avenir, même par la violence.
En réalité, les hommes et les partis dont ils s’épuisent à dénoncer
l’ «irréalisme» sont bien plus prosaïques qu’ils ne le pensent. Ceux, en
effet, qu’ont peut, avec une bonne dose d’audace, qualifier de gauchistes ou
de gauchisants, c’est-à-dire les militants antisclavagistes et l’UFP n’ont,
semble-t-il, à aucun moment eu l’idée de remettre en cause la matrice
économique, mentale, institutionnelle et philosophique de l’inégalité sociale
autrement qu’en avançant une lecture «progressiste» -mais qui est loin d’être
systématique- de l’islam, contre lequel heureusement aucune réforme,
révolutionnaire ou non, n’ est envisageable dans ce pays.Quant aux partis ou
des sensibilités qui regroupent ceux qu’on désigne,à tort à mon sens, de
«nationalistes» arabes ou négro-africains, ils symbolisent davantage le
cynisme en politique que le rêve, dans la mesure où ils se moquent de ce qui
est juste ou injuste dès l’instant qu’il n’entre pas en conformité avec ce
qu’ils considèrent comme décisif pour leur «arabité» ou leur «négritude».
Pour Ahmed Ould Daddah, franchement, nous ne voyons pas ce qui, dans son
passé, son éducation, sa formation et son comportement, peut justifier le
qualificatif de révolutionnaire au sens où il voudrait imposer par la violence
des solutions à un corps social qui n’est pas prêt à les intégrer.
A vrai dire, la Mauritanie souffre de l’opportunisme et du scepticisme de
ceux qui, ayant désespérés de voir autour d’eux un comportement moral
désintéressé et patriotique, vous lancent cyniquement que tous les hommes
politiques corrompus et donc interchangeables, que ce qui compte pour eux
désormais c’est la recherche et la défense de leurs intérêts égoïstes quels
qu’en soient les coûts négatifs pour le pays.
Ce raisonnement, dont on peut facilement deviner le niveau d’instruction de
son auteur, est repris subtilement par certains intellectuels «sérieux»
et «responsables» , mais présenté comme la conséquence d’une démarche
scientifique.
D’emblée ils nous disent en effet que «la demande démocratique est
faible », en raison, affirment-ils, «de l’absence de l’autonomie du
citoyen mauritanien», du «manque d’identification à l’Etat» et «du
poids de celui-ci et de l’argent sur la majorité de nos concitoyens». La
conclusion de cette démarche est fatale et sans appel : l’homme
politique et l’intellectuel, pour jouer un rôle positif et s’adapter à cette
réalité, doivent se contenter d’en épouser les contours, en suivre le
mouvement et le rythme, en subir «le parcours historique», sinon, ils s’exposent
à entretenir notre cher pays dans une dangereuse «instabilité» ou à
«s’aventurer à faire de l’histoire sur mesure en vue d’assouvir des ambitions
personnelles.»
Le poids de l’argent et de l’Etat ne méritent pas d’être discutés. D’abord
parce qu’aucune élection, fut-elle -la plus démocratique- , dans aucun pays
au monde n’a pu se faire sans la mobilisation de fortunes considérables.
Ensuite, ce sont les tenants du pouvoir en place lorsqu’ils décident de peser
sur une élection qui sapent les fondements de la démocratie, le vote en
intimidant les électeurs.
Quant à la notion d’autonomie, elle nous parait intéressante, mais équivoque
et sujette à plusieurs interprétations possibles. Ceux qui utilisent ce
concept ici pensent notamment à l’autonomie par rapport aux sentiments
tribaux, ethniques et familiaux. Par exemple, on vote en faveur de tel ou tel
candidat parce que le chef de la tribu, du village ou de la famille nous a
intimé l’ordre de le faire. On ne serait donc autonome que si notre choix
était déterminé par une évaluation rationnelle des programmes présentés,
indépendamment de toute pression extérieure
En fait, l’évaluation totalement rationnelle nous est, pour ainsi dire,
interdite, en raison de notre appartenance à ces sociétés que les sociologues
ou les anthropologues qualifient d’hétéronomes qui, selon eux, créent certes
leurs valeurs, mais en imputent les origines à la tradition, à Dieu, ou à une
autre instance transcendantale ; par opposition aux sociétés ouvertes
d’occident où le questionnement est illimité. En ce sens aucun de nous n’est
absolument autonome.
D’autre part, le choix de ces variables et l’efficacité qu’on leur prête ne
sont ni anodins ni gratuits. Ils procèdent d’une posture politique. Il s’agit
de démontrer que la résignation, l’immobilisme est la seule attitude
honorable et acceptable puisqu’elle découle du respect d’une réalité encore
largement marquée par le poids de la tradition. C’est du moins ce qui
s’impose à celui qui ne voudrait pas voir son pays sombrer dans le chaos.
Mais si le sociologue doit s’abstenir de vouloir changer la réalité sous
peine de déroger à son idéal d’objectivité, l’homme politique, lui, est tenu
de prendre position de tenter de changer les choses, de peser sur les
événements, sinon, le sens de son combat politique serait incompréhensible.
De plus, nous connaissons des sociologues qui, loin d’exploiter les
faiblesses que leur révèle l’étude de leur société pour l’asservir davantage,
donnent au contraire des conseils aux décideurs susceptibles de les aider à
surmonter ses penchants négatifs. Un sociologue, digne de ce nom, ne peut pas
ne pas passer de la compréhension de sa société à la détermination de l’ordre
souhaitable pour cette société.
Probablement à cause de leur réalisme, s’ils ont réellement pesé dans la
campagne présidentielle passée, ils viennent de faire perdre à la Mauritanie
une opportunité rare d’opérer un changement réel de sa façon de se gouverner.
Le 20/04/2007
R’CHID OULD MOHAMED
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