A.H.M.E.
ARTICLE 303:
Compression du temps
Plus d'une semaine déjà que j’ai rencontré Monsieur Mohamed Yahya Ould CIRÉ [1] et il m’a dit qu’il était esclave. A vrai dire il est un affranchi, un Haratine[2], comme on dit chez lui en Mauritanie. Ce que cet homme m’a raconté ce n’est pas une affaire qui date son arrière arrière grand père, mais il s’agit bien de sa condition aujourd’hui, en cette neuvième année du vingt et unième siècle. Notre rencontre à eu lieu à une conférence organisée en l’auditorium de l’Hôtel de Ville de Paris, le 24/04/2009 par le CM98 ; je n’étais donc pas tout seul, mais ce qui nous a été raconté ce vendredi, c’est chacun d’entre nous qui doit l’entendre. L’homme semble s’accrocher à son papier, non pas pour le lire, à l’évidence son histoire il la connaît. Mais il lui faut du courage pour que sa voix, de plus en plus empreinte d’émotion, pleine de cette histoire ne l'étrangle. Il semble vouloir regarder cette histoire avec du recul afin de réussir à nous dire l'inracontable. Mon interlocuteur décline cinq formes d'esclavage : - L'esclavage traditionnel: l'esclave est dit “attaché à la tente”, les maures étant un peuple de nomades. L'esclave est en charge des travaux domestiques: cuisiner, traire, aller chercher l'eau, s'occuper des animaux... - L'esclavage administratif : Près des administrations françaises (entre 1904 et 1960), se sont crées des villes par l'arrivée massive d'affranchis ou de pauvres qui se sont installés là. L'Arabo-berbère fonctionnaire, recrute son esclave. Celui-ci a une fiche de paye qu'il ne voit jamais, et encore moins son salaire. Il doit travailler à la place de son maître. - L'esclavage politique: Lors des élections, il suffit d'acheter le maître qui, à son tour, fait voter ses esclaves. - L'esclavage moderne : Pour les Maures, le travail est avilissant car il est né noble et libre. Certains cas de cet esclavage ont un temps défrayé la chronique sur le territoire français. - Le néo-esclavage: L'affranchi en réalité ne l'est pas, car exploité « à distance ». C’est le cas de M. CIRÉ, quand il envoie de l'argent à sa mère, il sait qu'elle en réserve une partie pour le maître. Il n'a pas d'autre choix que de continuer, car priver le maître de cet argent, c'est en priver sa mère. Selon Monsieur CIRÉ, la population de la Mauritanie se compose de trois groupes : les Arabo-berbères appelés Maures mais comportant une majorité de Berbères. Ce groupe a participé à la traite négrière saharienne en étant fournisseurs et consommateurs. Le deuxième groupe, les Haratines, les affranchis. Il n’y a pas de statistiques, et pour cause, un esclave "ça" n’existe pas. Les seules statistiques connues, faites par la France en 1964, estiment que les Haratines constituent les 43% de la population mauritanienne, mais Monsieur CIRÉ ne doute pas qu’ils soient majoritaires. Le troisième groupe est constitué par les Négro-mauritaniens (Soninké, Wolof, Bambara…) On pourrait se dire que les "noirs" étant majoritaires, il serait simple pour eux de "prendre le pouvoir" et en finir avec l’esclavage dans ce pays. Mais voilà, à supposer que l’État mauritanien soit démocratique, il faudrait que cette question de l’esclavage soit inscrite dans le programme d’un parti politique. A cela, il faut ajouter, un phénomène que les descendants d'esclaves connaissent bien, à savoir la dépendance psychologique à l'ancien maître. Dans le cas de Monsieur CIRÉ, il a travaillé six ans à l'ambassade de Mauritanie à Paris. Il a pu y vivre le phénomène. Cette ambassade ne fonctionnait qu'avec quatre esclaves ou affranchis. Les dignitaires n'y étant jamais, mais “en Allemagne, en Belgique” ou ailleurs. Les descendants d'esclaves Guadeloupéens ou Martiniquais connaissent également bien cette dépendance psychologique: combien de fois n'ont-ils entendus que « sé blan-la ka ban manjé », ou les « po chapé » ou encore «nèg pé pa koumandé nèg»[3]. Et pourtant, ils sont citoyens depuis 160 ans alors que les haratines ne le sont pas encore. En effet, mon interlocuteur a précisé que l'État n'écoute pas l'affranchi en cas de démarche administrative ou autre, mais demande à ce que vienne le maître. On pourrait tirer un parallèle avec la Guadeloupe : M. Jégo, en Guadeloupe, n’a-t-il pas eu cette phrase «Dans mon administration, je vois qui commande et qui exécute». Mais qu'en est-il des négro-mauritaniens dans cette société ? Ils sont partie prenante du système. Quoi d'autre? Comme les Maures, ils ont des esclaves. Certes la colonisation a atténué l'esclavage négro-mauritanien. Dans le cas de Monsieur CIRÉ c'est durant cette période de la colonisation qu'on a forcé son père à l'emmener à l'école. Mais le groupe au pouvoir est celui des Arabo-berbères, groupe qui a accepté la colonisation à condition qu'on ne touche pas à l'esclavage. A tel point, qu'aujourd'hui, l'État mauritanien nie sa responsabilité dans l'esclavage actuel en mettant en avant que la féodalité maure est antérieure. Aujourd'hui encore, l'affranchi n'est pas l'égal du maure ou du négro-mauritanien (il ne peut être chef de village, par exemple). Chacun est maintenu dans son statut, et vit le quartier de ceux de sa catégorie. Capturé à 10 ou 15 ans, un prénom est donné à l’esclave et on fait table rase de son passé, de son identité propre. Un prénom est donné, voilà encore un élément qui interpelle les Guadeloupéens ou Martiniquais descendants d'esclaves, et à cela s’ajoute qu'un esclave ne peut épouser une noble[4] ... Dans Marianne, N° 605, semaine du 22 au 28 novembre 2008, on lit page 14 “Ayman Zawahiri, porte-parole d’Al-Qaida, a traité Barack Obama d’esclave noir”. Dans le Nouvel Observateur du 26/04, on peut lire : “Concernant les excuses que la présidente socialiste de la région Poitou-Charentes a exprimées au Sénégal sur les propos tenus par Nicolas Sarkozy en juillet 2007 [5], les Français sont assez partagés: 46% pensent qu'elle a eu tort”. La "pwofitasyon" peut être pratiquée par chacun d'entre nous sur chacun d’entre nous... sans distinction de race, il suffit qu'il soit au-dessus dans la hiérarchie politique, sociale ou religieuse. Jouant sur les craintes, peurs ou croyances, le dominateur assoie son pouvoir sur l'ignorance. Jean Élisabeth LARGITTE – 05/05/2009 Source : http://kkaruki.spaces.live.com/blog/cns!244036F55452765!484.entry
[1] Ancien diplomate. Il a été consul général de Mauritanie en Guinée-Bissau avant son exil politique en France. Il est président de l’association des Haratines de Mauritanie en Europe (A.H.M.E) dont l’objectif premier est l'abolition de l'esclavage en Mauritanie. A écrit « L'abolition de l'esclavage en Mauritanie et les difficultés de son application ». Lille : ANRT
[2] [2] La longue marche des Haratines http://www.monde-diplomatique.fr/1998/11/DADDAH/11266
Esclavage en République islamique de Mauritanie et en terre d’Islam/Par Hélène Keller-Lind http://alain-azria.20minutes-blogs.fr/archive/2009/02/20/esclavage-en-republique-islamique-de-mauritanie-et-en-terre.html [3] « C’est le blanc qui me donne à manger » - Peau claire, "échappée» de la noirceur de celle du nègre. « Un noir ne peut pas commander un autre noir »
[4] Lors de la conférence du 02/04/2009 : "Propos sur les événements de Guadeloupe", il nous a été affirmé, par l’un des deux conférenciers, que M.De Jaham, béké, souvent présenté comme atypique, allait "donner sa fille à un noir". Si l’information se révèlait exacte, ce serait en effet un événement majeur dans l'Histoire des Antilles françaises.
[5] Le président avait déclaré : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. » - « Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès ». - Nicolas Sarkozy, prononcé à Dakar le 26 juillet 2007.
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