Barakatou, libérée par hasard
Pieds
nus, enveloppée dans un voile bleu et jaune semblable à un sari, elle parle
sans s'arrêter, le visage crispé et les yeux fixes. Elle livre son histoire
d'une traite, comme si elle se débarrassait d'un fardeau trop lourd. Sa voix
est à son image : fluette mais déterminée.
Voilà six mois que Barakatou est "libre". Si elle n'avait pas
rencontré par hasard dans la rue, l'été dernier, un membre de l'ONG
mauritanienne SOS-esclaves (qui l'héberge aujourd'hui), elle serait toujours
asservie à Ayoun, à 800 kilomètres au sud-est de Nouakchott, la capitale.
"Je suis prête à quitter mes maîtres, si vous m'aidez", a-t-elle dit
à son interlocuteur. Chose faite aujourd'hui.
Mais que signifie "être libre" quand on n'a pas de passé propre, pas
d'identité, sauf celle de son maître, et qu'on ne connaît ni son père, ni sa
mère, ni ses frères et soeurs ? Barakatou tente désespérément de devenir
autonome, mais, sans l'aide de SOS-esclaves, elle serait déjà repartie chez
son maître, de guerre lasse, ou aurait peut-être basculé dans la prostitution,
comme tant d'autres. Elle vend dans la rue des chewing-gums et des cartes de
téléphone qu'elle a disposés sur une petite table. Mais elle se fait sans cesse
voler, car elle ne sait ni lire ni écrire...
Barakatou ne connaît même pas son âge. Elle pense qu'elle a "entre 40 et
50ans". Elle avait 5 ou 6 ans quand elle a été séparée de sa mère pour
être donnée comme domestique à une riche famille de Maures mauritaniens. Bien
qu'ils soient minoritaires, les Maures, dit "Arabes blancs",
détiennent tous les leviers du pouvoir en Mauritanie. Ils exercent une
suprématie presque absolue sur leurs compatriotes de race noire, les
Négro-Africains, et surtout sur les haratine (esclaves et descendants d'esclaves),
la caste tout en bas de l'échelle sociale.
Toute sa vie, Barakatou a été trimballée comme un objet. Un jour, elle a ainsi
été cédée au frère de son maître. "Il cherchait une esclave pour servir sa
femme", raconte-t-elle. Chaque jour, elle s'est levée à 4 heures du matin
pour travailler. Pas de salaire. Pas de coups. Pas de remerciement. Barakatou
ne se révoltait pas. Elle n'avait qu'une idée en tête : revoir sa mère.
"Chaque fois, mon maître me répondait "oui", mais il ne faisait
rien et j'attendais toujours", se souvient-elle.
Parfois, elle entendait dire à la radio et à la télévision que l'esclavage
n'existait plus en Mauritanie. Ses maîtres "fermaient alors toujours la
porte si (elle) était dans les parages". Peu à peu, ses rapports avec
eux se sont détériorés. "Ils me trouvaient fainéante. Ils m'accusaient de
manger dans leurs plats. Ils sont devenus durs avec moi", dit-elle, sur le
même ton monocorde.
Du jour où elle a pris la décision de partir, Barakatou n'est plus revenue en
arrière et a résisté à toutes les pressions. Elle a pourtant dû laisser dans le
sud ses trois enfants, qu'elle connaît à peine car ils ont été, eux
aussi, "donnés" comme esclaves, dès leur plus jeune âge. Deux garçons
et une fille qu'elle a eus de trois hommes différents, des esclaves haratine
comme elle.
Son fils aîné n'a pas voulu quitter son maître. Partir lui faisait peur. Sa
fille, elle, travaille dans une famille maure, vraisemblablement en état
d'esclavage. Quant au plus jeune fils, Mahmoud, il a fugué il y a une dizaine
d'années. Il ne supportait plus de garder le bétail dans la famille où il avait
été placé. Est-il seulement vivant ? Cette question ronge Barakatou. "J'y
pense nuit et jour", dit-elle.
Officiellement, l'esclavage est aboli en Mauritanie depuis juillet 1981. Il est
même considéré comme un crime depuis août 2007 et, en principe, lourdement
puni. Dans les faits, il n'en est rien. L'esclavage persiste - on estime à
environ 100 000 le nombre de cas en Mauritanie - et les maîtres, quand ils sont
pris en flagrant délit, se contentent de relâcher leur "bien", sans
jamais être poursuivis en justice.
Nul besoin de porter des chaînes pour être esclave. "Le problème, c'est
que l'esclavage n'est pas visible. Les gens ne sont pas battus avec des fouets
et ne portent pas de boulets aux pieds. Ils ne sont même pas empêchés de se
déplacer. L'esclavage, c'est d'abord une soumission, une aliénation ou une
appropriation totale", explique Boubacar Messaoud, président et fondateur
de SOS-esclaves.
Lui-même fils d'esclave et marié à une ancienne esclave, Maloma - une forte
personnalité qui a réussi à devenir députée, la première parmi les haratine -,
Boubacar Messaoud, 63 ans, est à l'avant-garde du combat contre l'esclavage
dans son pays. Voilà presque trente ans qu'il se bat pour cette cause à
laquelle " (il) a tout sacrifié". D'autres l'ont accompagné dans
cette bataille au long cours, tel Cheikh Saad Kamara. Tous l'ont payé par des
années de prison.
Si l'esclavage perdure, aujourd'hui encore en Mauritanie, c'est en grande
partie parce que l'esclave est solidaire de son maître. "Il voit en lui un
protecteur et s'imagine faire partie de la famille. Il est souvent prêt à le
défendre jusqu'à la mort, comme le ferait un chien", explique Boubacar
Messaoud, pour qui on ne doit pas, pour autant, parler d'"esclavage
consenti".
N'ayant ni les moyens ni la force de briser ses chaînes mentales, l'esclave se
résigne à son sort. Il le fait d'autant plus que sa mère lui a enseigné depuis
l'enfance "à se soumettre, à aimer et respecter son maître".
L'esclavage se transmet en effet par les femmes, lesquelles se comportent en
"gardiennes du temple". Mais l'islam pèse également de tout son
poids. "Ton paradis dépend de ta soumission à ton maître", s'entend
répéter l'esclave depuis sa naissance. Se révolter, c'est s'opposer à son
destin, donc à Dieu, et risquer l'exclusion de sa communauté.
Pour changer les mentalités, il faudrait former les ulémas et les imams et les
impliquer dans une véritable campagne de sensibilisation, comme cela a été fait
pour lutter contre le sida ou l'excision. Rien de tel, ces dernières années, au
contraire. "La tendance, c'est de prétendre que l'esclavage n'existe plus
en Mauritanie. On fait de fausses campagnes qui relèvent du folklore. En fait,
on nie la réalité plutôt que de la combattre !" dénonce Boubacar Messaoud.
Le fondateur de SOS-esclaves déplore qu'aucun programme de réinsertion n'ait
jamais été prévu pour les esclaves libérés. Beaucoup d'entre eux s'enfoncent du
coup dans une extrême misère ou retournent chez leurs maîtres.
Dominé par les Maures, l'Etat mauritanien veut-il vraiment éradiquer ce fléau ?
Certains en doutent. La preuve, disent-ils : les ONG n'ont pas le droit de se
porter partie civile contre les esclavagistes. Or l'esclave, s'il parvient à
quitter son maître, n'a pas la force de le traîner en justice. D'où l'impunité
totale dont continuent de bénéficier les contrevenants à la loi. Et cela
d'autant plus que les magistrats, appartenant pour la plupart à la caste des
nantis, ne sont guère enclins à les condamner.
Boubacar Messaoud, lui, voit les années passer et s'en inquiète. "Je ne
veux pas disparaître sans avoir abouti à un résultat concret, dit-il
simplement. J'aimerais qu'on puisse passer devant ma tombe, plus tard, et
se dire : "Cet homme-là a vraiment marqué la lutte contre
l'esclavage"."
Florence Beaugé
Source: LeMonde du 17 février 2009 page 3
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