A.H.M.E.
ARTICLE 172:
Les nouveaux esclaves d'Afrique
Dernier pays au monde à avoir aboli l’esclavage, la Mauritanie n’est
pas encore libérée de ce fléau. Mais les choses commencent à changer. Reportage
chez des esclaves révoltés. Face au tribunal, les esclaves se serrent les uns aux autres, adossés au mur de la petite salle, cherchant une improbable protection. « Est-ce que l’esclave appartient au maître de sa naissance à sa mort ?… Oui… Et les enfants ? » Une femme répond, le regard plein de détresse : « Les enfants sont arrachés dès la fin de l’allaitement. » Ces esclaves ont eu l’audace de se soustraire à l’autorité de leurs maîtres. Ils semblent encore sous le choc de leur courage. Jamais de leur vie ils n’avaient pris de décision autonome. Ils savent que leurs maîtres ne sont pas prêts à accepter cette insoumission. De telles histoires se terminent le plus souvent par un retour forcé des insoumis “à la maison”. « Nous n’avons jamais gagné un seul procès confrontant des esclaves à leurs maîtres, assure Biram Ould Abeid, militant de SOS Esclaves, association reconnue en 2005. Les maîtres expliquent au juge que les esclaves sont leurs enfants ou que des liens affectifs ou familiaux existent entre eux. Ils finissent généralement par les récupérer, avec la complicité du juge et parfois même avec l’assentiment des esclaves eux-mêmes. » De retour au domaine, les fugitifs subissent alors des brimades : privation de nourriture et mauvais traitements (certains sont traînés, ligotés aux pattes d’un chameau). «Ma mère et mes frères ont été punis après mon évasion. C’est sûr », confirme Mattala, esclave enfui il y a deux ans, dans le nord de la Mauritanie.Mattala profita du passage d’une patrouille militaire dans la zone où il gardait les troupeaux pour s’échapper. Des lois contre l’esclavage aussi nombreuses qu’inappliquées À l’époque, il n’avait jamais entendu parler du pays qu’il habitait, la Mauritanie, à l’exception d’une ville,Zouérate. Il ne savait pas que les échanges se faisaient avec de l’argent, l’ouguiya. Et pour cause : il n’avait jamais été payé. Sa mère habitait un peu plus loin, mais, séparé d’elle tout jeune enfant, Mattala ne la connaissait que de vue. « J’avais un sentiment d’étouffement et d’injustice quand je voyais comment étaient traités les enfants du maître », explique-il, les mains nouées.Mattala devait garder les bêtes, servir le thé, brûler le bois, chercher l’eau à deux jours de marche, sans aucun repos. « Pour mes maîtres, je m’appelais “esclave”. Je n’avais pas de nom. » Mattala s’est installé à Nouakchott auprès d’une femme domestique. Tout, chez lui, continue encore de respirer la soumission et la peur. Il esquisse un timide sourire à l’idée de pouvoir libérer sa mère restée auprès des maîtres. « Le paradis est sous le talon du maître », lui a-ton répété dès sa plus tendre – et dure – enfance. « L’esclavage avec les fers, c’est la partie visible et spectaculaire et cela n’existe que lorsqu’on capture l’esclave », explique Boubacar Ould Messaoud, fondateur de SOS Esclaves. « Aujourd’hui, les esclaves ont les fers dans la tête. Ils n’ont plus besoin de fouets ou de chaînes. Ils sont domestiqués. C’est pour cela que leur libération est si difficile. » La Mauritanie a été le dernier pays au monde à abolir l’esclavage, en 1981. Les lois destinées à encourager l’affranchissement ont été aussi nombreuses qu’inappliquées. La première prévoyait une compensation pour le maître qui aurait “la magnanimité”de bien vouloir libérer son esclave. Pour l’esclave affranchi, le hartani, rien n’était prévu : ni lieu où vivre ni moyens pour survivre. On comprend alors que certains aient supplié leurs maîtres de les reprendre sous leur “protection”. La dernière loi, promulguée en août 2007, a franchi un pas supplémentaire. Elle incrimine le maître et condamne « quiconque réduirait autrui en esclavage à une peine de prison de cinq à dix ans ».Cette fois, la loi semble avoir traversé le désert. Dans l’est du pays,plusieurs centaines d’esclaves informés ont aussitôt quitté leurs maîtres, avant d’errer dans la ville de Basseknou. Ils ont alors constaté la dureté du retour à la liberté, abandonnés dans une impasse matérielle et psychologique. Certains ont persévéré, installant un véritable camp de réfugiés à Tiguent, à une centaine de kilomètres de Nouakchott, la capitale. Ils ont tendu quelques bouts de tissu entre des buissons épineux, au milieu des dunes. Ils attendent là que les autorités leur accordent un lopin de cette terre aride, qui est, depuis toujours, la propriété des maîtres. Balayé par le vent du désert, et parfois la pluie saisonnière qui détrempe tous leurs effets, leur camp résiste. Khairat a pris la tête de ce mouvement d’affranchissement spontané, le plus important dans l’histoire du pays. Stature élancée, le pas alerte et souple, Khairat semble n’avoir peur de rien. En 1981 déjà, il avait osé utiliser une arme récupérée lors de son passage dans l’armée pour contraindre ses maîtres à offrir une tente indépendante. Un nouveau différend a poussé Khairat et quelques autres à désobéir. Ils ont pris la fuite à bord d’un camion, emmenant avec eux quelque quatre cents esclaves. « Les maîtres sont restés stupéfaits », raconte t-il, rayonnant et fier. « Le fond du problème est que les esclaves ont milité, dans le cadre des premières élections démocratiques de 2005, pour le parti des esclaves », explique Biram Ould Abeid. C’est l’un des enjeux de la Mauritanie démocratique : les esclaves, les affranchis et les anciens esclaves formeraient ensemble près de la moitié de la population. « Les statistiques sont très difficiles à établir, nuance Biram, elles sont faites par les maîtres qui ont tout intérêt à les tronquer. » Le plus sûr moyen de les fausser est d’empêcher les esclaves d’accéder à leurs papiers d’identité et de devenir citoyens. Les Maures gardent le pouvoir qu’ils exercent de façon immémoriale. Le pays est structuré autour de quelques grandes familles tribales nobles, auxquelles se rattachent des groupes plus ou moins serviles et, au bas de l’échelle, les esclaves. Pour eux, en dehors de la famille du maître, il n’existe aucune protection ethnique ou familiale. L’islam – leur religion et celle de leurs maîtres – n’apporte aucun recours ni secours. Il entretient la situation. En terre d’islam, on naît et on meurt esclave tant qu’aucune interdiction formelle de l’esclavage n’aura pas été prononcée. Dans cet univers figé par l’ethnicisme et l’islam,
le combat antiesclavagiste semble désespéré.Biram continue pourtant de
sillonner le pays pour venir en aide aux esclaves et anciens esclaves qui ont
eu le courage de quitter leur maître. Lorsqu’il apprend, comme souvent, que des
esclaves ont été rendus à leurs maîtres, il se radicalise : « Je ne crois
plus à la discussion avec les Maures. » Malek Chebel. “Un mal général en terre d’islam”Anthropologue, spécialiste de l’islam et connu pour sa liberté de ton à
l’égard du monde arabo-musulman, Malek Chebel (photo) publie l’Esclavage en
terre d’islam (Fayard), dans lequel il dénonce l’hypocrisie de nombreux pays musulmans
à ce sujet (lire aussi notre numéro du 21 mars). Laurence d'Hondt, le 10-07-2008 |
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