Point de vue
Mémoire, histoire et
droit, par Christiane Taubira
source : LE MONDE | 15.10.08 |
Liberté pour l'Histoire ? Je ne sache pas que l'Histoire pût
être emprisonnée ! Tronquée parfois, évacuée sans doute, contorsionnée au
besoin. C'est le sort qui fut réservé aux histoires coloniales de la France
dans cette somme passionnante de 5 000 pages dirigée par Pierre Nora, intitulée
Les Lieux de mémoire et sous-titrée Entre mémoire et histoire.
Cinq mille pages dont une quinzaine consacrée à l'Exposition coloniale de 1931,
abrégé ou paradigme des trois siècles et demi que durèrent les deux périodes
coloniales françaises. Un article sur le café, d'une vingtaine de pages, ne
réserve pas une ligne aux économies de plantation.
De tels partis
pris ont leur part dans les polémiques que déclenchent les multiples lieux de
savoir qui échappent à l'enseignement officiel. Si l'histoire était aussi libre
que nous le souhaitons tous, les éminences de la recherche s'intéresseraient à
l'intégralité de l'histoire de France et d'Europe, l'enseigneraient,
accueilleraient des thèses, débattraient de tout sans rien sacraliser, comme il
en fut pour les travaux d'un historien primé, érigé en martyr sans châtiment,
malgré des critiques universitaires déplorant l'insuffisante rigueur du travail
produit et primé par le Sénat, largement divulgué en ouvrage de poche.
Nous aimerions le même sort
pour de nombreux travaux d'excellente qualité, sur ces sujets ou d'autres. Mais
la protestation victimaire de certains historiens n'est pas l'essentiel. En la
circonstance, il y a un faux conflit et un vrai débat. Le faux conflit porte
sur des rivalités de compétences, qui n'ont pas lieu d'être, entre les
historiens qui sont et doivent être reconnus comme chercheurs, et le
législateur élu au suffrage universel qui détient la responsabilité de dire la
norme, mais pas seulement, ériger des remparts.
Quant au vrai débat, il est
de savoir si la mémoire et l'histoire peuvent être objets de droit. Oui,
lorsque les enjeux sont au-delà de la mémoire et de l'histoire, qu'ils
atteignent la cohésion nationale, l'identité commune. Il revient alors au
législateur de poser la parole politique, déclaratoire, et d'en tirer les
conséquences par des dispositions normatives. Il n'y a pas de matière plus
politique que le droit qui élabore les règles communes pour rendre possible la
vie ensemble, édicte les lisières, sépare la morale de l'éthique pour énoncer
les valeurs de référence. La seule question est celle de la bonne distance
entre les faits et cette parole politique.
Passons rapidement sur 'l'ingérence
du pouvoir politique dans la recherche et l'enseignement', puisque dans
cette belle démocratie de désignation, nomination et cooptation dans toutes
sortes de structures consultatives et décisionnelles, les élus seraient les
seuls non fondés à jeter l'oeil sur ce qui est enseigné aux enfants qui devront
devenir des citoyens libres et responsables.
Passons sur le mépris à peine
voilé envers les législateurs, ces 'on' en train de 'fabriquer une camisole
qui contraint la recherche et paralyse l'initiative des enseignants'.
L'article 2 de la loi Taubira encourage justement la recherche, mais ceux qui
la fustigent l'ont-ils seulement lue ? Si l'exercice consistait à échanger de
'bons' procédés, nous parlerions du mandarinat universitaire qui,
souverainement, décrète les sujets méritant recherche.
Passons également sur la
méconnaissance condescendante envers ces millions de personnes exclues du roman
national, que l'histoire a conduites à naître sur le sol de France, sans pays
de rechange. Il arrive qu'à force d'entre soi, l'entour s'évapore.
J'ai le plus grand respect
pour ceux qui cherchent, interrogent, s'interrogent. Mais je n'ai aucun état
d'âme envers ceux qui brandissent un bouclier universitaire pour défendre des
chasses gardées, à l'abri des échos et des grondements de la société.
Mémoire et Histoire traitent
d'une matière commune : le passé. Ce passé nous travaille, consciemment ou non.
Lorsque la société s'en empare, le législateur doit proférer une parole
particulière, et légitime, dans la polyphonie produite par les historiens et
les associations. Le sujet est là. Eduardo Galeano le dit à sa façon : 'Le
temps passé continue vivant de battre dans les veines du temps présent, même si
le temps présent ne le veut pas ou ne le sait pas.'
Pierre Nora m'a offert, et je
l'en remercie encore, le dernier ouvrage qu'il a édité sur le journal d'un
négrier. Devant la mission parlementaire, il a présenté cet acte d'édition
comme un acte de bravoure. Après lui avoir fait observer qu'il n'avait pas été
poursuivi et ne le serait pas parce que tel n'est pas l'objet de la loi, je lui
demandai quand il nous offrirait le témoignage de l'esclave.
L'historien fait-il oeuvre
complète lorsqu'il restitue la seule parole des vainqueurs consignée dans les
archives écrites ? Ne lui revient-il pas, avec la même rigueur méthodologique
exercée sur les sources écrites, d'exhumer les filets de voix des vaincus ou
victimes, ces filets qui nous parviennent par la tradition orale et les traces
archéologiques ?
Nous sommes héritiers de
toutes les tragédies humaines, qui nous troublent par la barbarie qu'elles
révèlent et les traces qu'elles laissent. L'acte législatif fait de la mémoire
de quelques-uns la mémoire de tous. C'est lui qui peut inclure les mémoires
fragmentées dans un récit commun, une odyssée partagée. Pas de matière plus
politique que le droit, disais-je ? Ah ! si, peut-être l'Histoire.
Christiane
Taubira est députée
de Guyane.
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