LES CHARTERS DE KADHAFI
Prisonniers du rêve libyen
LE MONDE | 07.10.08 • TRIPOLI ENVOYÉ SPÉCIAL
Qu'une
voiture vienne à freiner sous le pont de Kubrit Sultalat, et c'est la ruée. Ils
sont vingt Africains pour un employeur libyen. Sur ce marché aux nouveaux
esclaves, le client est roi. Il toise la marchandise. Omar le Nigérien ? Ismail
le Soudanais ? Hassane le Sénégalais ? A toute heure du jour, des bras de
Subsahariens sont à vendre sur la voie publique de Tripoli. Un marteau, une
perceuse électrique ou un rouleau à peinture à la main, ils attendent depuis
des heures, parfois des jours, le chantier providentiel. A la demande, ils
seront aussi gardiens, soudeurs, déménageurs...
'Hier, quelqu'un m'a pris pour ramasser du bois et m'a donné 10 dinars (6
euros) pour la journée', témoigne Omar Abacar, un Nigérien de 25 ans arrivé à
Tripoli en camion voici cinq ans, après avoir failli mourir de soif dans le
Sahara. 'Certains Libyens t'amènent à la police. D'autres attendent que tu aies
fini pour prétendre qu'ils n'ont pas d'argent ou que le travail est mal fait.
Tu ne peux rien dire.'
Riche de son pétrole, la Libye
est considérée sur le continent comme un eldorado. Dans les années 1990, le
colonel Mouammar Kadhafi, banni par les Occidentaux et isolé dans le monde
arabe, s'est tourné vers l'Afrique noire. Il a multiplié les discours amicaux,
s'est posé en champion du panafricanisme, a attiré la main-d'oeuvre. Le boom
économique que vit le pays depuis la réhabilitation du régime et l'ouverture
aux investisseurs étrangers a accru les besoins. 'Jamais un Libyen ne touchera
un tournevis ou un pinceau, notent plusieurs observateurs. Pourquoi le
feraient-ils, puisque des milliers de migrants sont prêts à réparer leur
installation électrique pour 5 dinars (3 euros) ?'
La plupart des Subsahariens débarquant de Niamey, Accra ou Bamako après des
semaines d'un voyage incertain ne risqueront pas leur vie sur une barque à
destination des côtes italiennes. Tripoli, avec ses chantiers, ses
illuminations et ses grosses cylindrées, a des airs d'Amérique. 'Je n'avais
jamais 'gagné' un seul travail au Niger. Ici, un mois après mon arrivée, j'ai
été embauché par la Ville
pour ramasser les ordures', s'extasie Mamoudou Badji, un gaillard de 28 ans qui
a dépensé 190 000 francs CFA (285 euros) pour traverser le désert, s'est fait
dévaliser deux fois par des bandits et a perdu en route son meilleur ami, 'mort
du coeur'. Fort d'un salaire de 390 dinars (234 euros) mensuels, il sourit à un
avenir inespéré : 'Acheter un véhicule' dans un an, s'établir comme taxi au
pays et fonder une famille. Car 'si tu n'as pas de femme, tu fais des bêtises'.
Mais les lumières de Tripoli masquent une réalité dont les nouveaux arrivants
prennent très vite conscience. 'Parfois, ici, tu regrettes d'être noir',
constate prudemment l'éboueur nigérien. Une trentaine d'immigrés africains
longuement interrogés ressassent une hallucinante litanie : mépris au
quotidien, crachats, pierres lancées par des enfants, travail non payé,
arrestations arbitraires... Ils vivent le racisme à l'état brut. 'Je marchais
dans la rue, des jeunes m'ont crié : 'Abid ! (esclave en arabe), tu sens
mauvais, qu'est-ce que tu fais ici ?'', rapporte l'un. 'Ils nous acceptent tant
que nous faisons leur travail. Mais nous ne serons jamais dans leur coeur', dit
un autre.
Ericsson Foxy, un Ghanéen de 21 ans au visage encadré de tresses, décrit une
situation de quasi-esclavage. La sienne. Le patron du pressing qui l'emploie
dans les beaux quartiers de Tripoli lui doit cinq mois de salaires et retient
son passeport. Il dort dans le magasin, reçoit juste de quoi manger. 'Je n'ai
pas choisi d'être noir et je n'accepterai jamais d'être esclave, dit-il. Les
Européens sont capables de nous traiter en frères, pas les gens d'ici.' 'Ils
exagèrent, rétorque Juma Ben Hasan, 21 ans, un Libyen employé dans
l'hôtellerie. Allez voir en Arabie saoudite comment les immigrés sont traités
!'
La présence dans la 'Grande Jamahiriya (Etat des masses) arabe libyenne
populaire et socialiste' de 1,7 million d'étrangers - chiffre officiel
invérifiable -, soit 30 % de la population totale, est une source de tensions
considérables. C'est aussi une arme politique et diplomatique de première
importance. En 2000, des émeutes xénophobes ont causé la mort d'une centaine
d'étrangers. Des expulsions massives ont suivi, au grand dam des pays africains
'amis', qui n'ont jamais avalisé depuis la prétention du colonel Kadhafi à
créer et diriger des 'Etats-Unis d'Afrique'. 'Les Libyens prétendent que nous
sommes frères, mais ils maltraitent et expulsent nos ressortissants', s'indigne
un ambassadeur africain à Tripoli, ulcéré de ne pas être informé lorsqu'un
charter rempli d'expulsés s'envole vers son pays.
Aujourd'hui, en période de hausse des prix et de persistance d'un chômage
massif (30 %), les étrangers servent plus que jamais de boucs émissaires. Les
Africains noirs, s'ils sont nettement moins nombreux que les Egyptiens et les
Maghrébins, sont les plus visibles, et donc les premiers visés. Chaque
chauffeur de taxi a en réserve une histoire d'agression commise par un Noir,
dont la figure évoque presque systématiquement la délinquance, la drogue et
surtout le sida.
Dans un pays où la parole publique est monopolisée par le 'Guide' et où le
journalisme est une pratique surveillée, recueillir l'analyse du régime sur la
question sensible de l'immigration tient de la gageure. 'L'immigration, ce
n'est pas seulement des travailleurs, mais parfois des criminels, voire des
terroristes, confie toutefois le directeur des affaires françaises au ministère
libyen des affaires étrangères, Mohammed Zidan. Nous sommes une société
accueillante. Mais, comme en France, trop c'est trop.'
Plutôt que de faire appel aux immigrés, 'il faut d'abord former des Libyens,
car beaucoup d'étrangers sont illégaux et porteurs de maladies', renchérit
Khaled Bazelya, responsable du National Economic Development Board, une
structure d'Etat dévolue à la promotion de l'esprit d'entreprise. 'Les immigrés
doivent être refoulés, pour nous protéger, nous les Libyens, et vous les Européens.
Mais la Libye
ne peut pas faire seule la police sans financement de l'Union européenne.'
Outre la grogne populaire qui l'incite à refouler les migrants vers le sud, le
colonel Kadhafi a un puissant motif pour endiguer le flux des nouveaux arrivants,
ou du moins proclamer sa volonté de le faire : sa volonté d'amadouer l'Union
européenne et, singulièrement, l'ancien colonisateur italien. 'La rhétorique du
'Guide' a changé, remarque un diplomate. Il ne parle plus de la 'porte ouverte'
mais du 'danger de l'immigration clandestine'.' L'immigration est désormais le
principal sujet de marchandage entre la Libye et l'UE, alors que des négociations en vue
d'un 'accord de coopération et de partenariat' sont ouvertes.
Expert en donnant-donnant, Mouammar Kadhafi programme rafles et expulsions
d'immigrés en fonction de la bonne volonté européenne en matière d'ouverture
commerciale, d'aide technologique et d'investissements. Et les Européens font
de l'efficacité antimigratoire l'une de leurs exigences majeures, fermant les
yeux sur les mauvais traitements dans les centres de rétention, les reconduites
à la frontière en plein désert et le refus de signer la convention de l'ONU sur
le droit d'asile. 'Plus de pétrole et de gaz ; moins de clandestins', a résumé
au début du mois de septembre Silvio Berlusconi, le chef du gouvernement
italien, après avoir paraphé un accord bilatéral à Tripoli.
Des vagues d'expulsions massives sont annoncées régulièrement. Plusieurs
milliers d'étrangers se trouvent dans des centres de rétention, entassés dans
une chaleur étouffante. Une représentante de l'Eglise catholique à Tripoli
témoigne de 'coups, mauvais traitements et viols', d''absence de soins
médicaux'.
Pourtant, à s'en tenir aux chiffres, les résultats de la politique d'endiguement
de l'immigration voulue par l'U.E tardent. Après avoir plafonné à 64 000 en
2006, les reconduites à la frontière sont tombées à 31 000 en 2007. Chaque
annonce d'expulsions provoque une vague de fuite désespérée vers l'Italie : ces
derniers mois, le rythme des débarquements sur l'île italienne de Lampedusa a
doublé. Quant aux patrouilles maritimes de surveillance conjointe
italo-libyennes, promises depuis la fin 2007, elles n'ont jamais commencé.
Entassés dans une cave à Zenata, quartier périphérique de Tripoli, une
trentaine d'ouvriers nigériens et soudanais acceptent de faire visiter leur
logement de fortune. Des matelas alignés dans la fournaise de deux pièces
insalubres ; une unique douche-WC derrière une porte en carton. Les policiers,
disent-ils, monnaient aussi bien l'entrée sur le territoire que la liberté
quotidienne des migrants. 'Au mois d'août, les policiers sont entrés ici. Ils
ont volé nos bagages, notre argent, nos portables. Ils ont emmené ceux qui ne
pouvaient pas leur donner d'argent.'
Certains migrants craquent et nourrissent le rêve d'un retour digne au pays,
autrement que menottés dans un charter. 'Mon travail ici ne me permet pas
d'amorcer mon rêve d'ouvrir un salon de coiffure. Je suis fatiguée. Ce pays est
trop dur', reconnaît Ebade. Cette jeune Nigériane a décidé de profiter du
programme de retour aidé proposé par l'Organisation internationale des
migrations (OIM). L'OIM paie un billet sur vol régulier, complété par un pécule
de 100 dollars. A l'arrivée, elle verse une aide destinée à créer une activité
en liaison avec des ONG locales, explique Laurence Hart, chef de mission de
l'organisation à Tripoli.
En deux ans, 2 200 migrants sont rentrés dans leur pays grâce à cette opération
financée par l'Italie et l'UE. Une petite brèche dans la nasse où sont retenus
des centaines de milliers d'Africains de Libye, coincés entre les rêves
continentaux du 'Guide' Kadhafi et les colères xénophobes de 'son' peuple,
écartelés entre l'Afrique naufragée et l'Europe- forteresse.
Philippe Bernard
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