A.H.M.E.
ARTICLE 110 :
Le Monde diplomatique : Mai 2006 Du cœur de l’Afrique au nouveau monde Approches américaines de l’histoire de l’esclavage Désormais, la France consacrera le 10 mai
au souvenir de l’esclavage et de la traite. A cette date, en 2001, le Parlement
français a reconnu qu’il s’agissait là d’un « crime contre
Par Steven Hahn Depuis longtemps, la traite des Noirs fait l’objet d’un débat acharné. La bataille morale et politique lancée par ses opposants pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle se poursuit encore : elle s’est greffée sur les luttes et les discours anticoloniaux, puis sur les analyses critiques de la modernité et du postcolonialisme. Le commerce négrier est ainsi devenu un sujet explosif, sur lequel la désinformation n’épargne même pas un public instruit. Pourtant, aux Etats-Unis, historiens et autres spécialistes ont abouti à un large consensus sur de nombreuses questions, dépeignant solidement la manière dont ce trafic est apparu le long de la côte occidentale de l’Afrique, en est venu à englober l’Europe et les Amériques, et a transformé la société de part et d’autre de l’Atlantique. L’étude de la traite atlantique, comme celle de l’esclavage, commence par une condamnation profondément ancrée dans ce champ de recherche. Mais, après avoir mis l’accent sur la souffrance des victimes, nous nous sommes concentrés sur l’organisation de la traite et sur les résistances auxquelles elle a fait face. En 1969, Philip D. Curtin publiait The Atlantic Slave Trade : A Census (« Le commerce atlantique des esclaves : un recensement »), dans lequel, en moins de trois cents pages, il tentait d’estimer le volume humain de ce commerce durant les quatre siècles de son histoire, du XVIe au XIXe siècle. S’appuyant sur des sources publiées, largement disponibles quoique dispersées, il admettait franchement que les résultats de ses recherches étaient loin d’être précis. Il a pu néanmoins montrer comment les sources
d’approvisionnement et les destinations En revanche, notre interprétation du rapport entre
l’économie politique de la traite atlantique et celle de l’Afrique occidentale
au cours de la très longue histoire de ce trafic a changé. Les chercheurs ont
mis à mal une série de vues simplistes. Au début du XXe siècle, les historiens,
projetant leur point de vue colonialiste, avaient tendance à considérer le
trafic d’esclaves et Des voix dissidentes se firent entendre, surtout parmi les historiens noirs. Mais il fallut attendre le lendemain de la seconde guerre mondiale et les mouvements en faveur de la décolonisation et des droits civiques pour qu’une autre vision inverse les idées reçues. Les marchands d’esclaves devinrent des envahisseurs et des colonisateurs arrachant des millions d’Africains à leur terre d’origine pour les jeter dans l’enfer. Le commerce des esclaves et les colons européens furent présentés comme les composantes d’un pillage de l’Afrique destiné à financer l’industrialisation et le progrès économique en Europe et en Amérique du Nord. Ainsi que l’expliquent des chercheurs militants comme Eric Williams, originaire de Trinité-et-Tobago, et le Guyanais Walter Rodney, développement de l’Europe et sous-développement de l’Afrique ont évolué de pair. Ce point de vue profondément novateur a conservé sa force morale et politique, et trouve toujours des partisans au sein de certains cercles intellectuels et de nombreuses institutions d’enseignement, en partie parce qu’il met en relief les déséquilibres de forces internationaux qui ont rendu possible l’asservissement des Africains. Mais une compréhension différente se dégage de récentes recherches qui complexifient la réécriture de cette histoire. Nous savons aujourd’hui que les Européens qui naviguèrent le long de la côte occidentale de l’Afrique, à partir de la moitié du XVe siècle, découvrirent un monde qui avait atteint, économiquement et politiquement, un niveau de développement comparable au leur. Les Africains pratiquaient l’exploitation minière, l’industrie, l’agriculture et l’élevage ; ils entretenaient depuis des siècles des relations commerciales avec des pays éloignés, notamment du Nord. A aucun moment dans l’histoire de la traite, l’Afrique n’a dépendu économiquement des marchandises que l’Europe offrait. Les Européens n’avaient tout simplement rien à lui vendre qu’elle ne produisait elle-même – sauf des biens de luxe, tels des objets en fer ou en cuivre, de précieux coquillages alors utilisés comme monnaies d’échange, des bijoux ou encore diverses boissons alcoolisées que les Africains pouvaient désirer. La traite atlantique se développa dans le cadre de
l’expansion des relations commerciales entre Européens et Africains de l’Ouest,
et surtout à partir de systèmes d’esclavage et de trafic existant en Afrique
depuis longtemps. L’idée, répandue dans le public, selon laquelle L’utilisation d’esclaves, principalement des prisonniers de
guerre, s’est répandue en Afrique bien avant le XVe siècle. Le plus souvent,
ils étaient la propriété de marchands ou de fonctionnaires d’Etat, pour qui ils
représentaient des investissements privés ou de loyaux serviteurs. Dès le IXe
siècle, leur trafic, florissant, se développa entre l’ouest et le nord de
L’existence de longue date d’un trafic intérieur d’esclaves
sur le continent noir signifiait non seulement que les Européens pouvaient
profiter de pratiques familières aux Africains de Les Africains se capturaient et s’asservissaient entre eux,
généralement à l’issue de conflits militaires entre Etats sur lesquels les
Européens avaient peu d’influence. La plupart des esclaves provenaient du
centre-ouest de l’Afrique, où ils étaient capturés lors de guerres de conquête
menées par des Etats comme le Congo – les esclaves jouaient notamment un rôle
important dans le processus de centralisation étatique. L’acheminement des
esclaves de Quel fut l’impact du développement de la traite atlantique
sur les sociétés africaines ? A défaut de réponses claires, une vision
nouvelle se dessine. Il y a peu, les historiens estimaient qu’elle avait eu un
effet dévastateur sur la population, de même que sur l’organisation sociale et
politique. Ils pensaient que ce trafic avait encouragé les guerres en Afrique,
que l’emploi Nous n’en sommes plus si sûrs. Les chercheurs semblent abandonner l’idée que la demande européenne en esclaves ait joué un rôle important dans les guerres entre Etats africains, provoquées en grande partie par leur fragmentation politique. L’existence des esclaves découlait principalement des luttes politiques entre Etats, auxquels elle offrait un moyen de consolider et de centraliser leur pouvoir. Bien que les armes européennes aient pu jouer un rôle dans certains cas, rien n’indique qu’elles aient déterminé l’issue. Bref, l’hypothèse que le contact avec les Européens aurait entraîné une escalade des conflits militaires en Afrique, puis obligé les Africains à participer à la traite atlantique dans le cadre d’une dynamique de survie, ne semble pas prouvée. Les armements des Européens furent utilisés lors de certaines guerres entre Etats africains, mais ils n’eurent globalement qu’un impact mineur sur le déroulement et les conséquences de ces conflits. Quant aux conséquences démographiques à court et à long terme, elles sont difficiles à évaluer. Selon Herbert Klein (3), près de la moitié de la population de l’Afrique subsaharienne, soit quelque 25 millions de personnes, se trouvait dans l’orbite du commerce des esclaves vers 1700. Selon ses chiffres, la population a alors augmenté beaucoup plus lentement ou même connu un déclin absolu. D’après l’estimation la plus optimiste, le taux de croissance serait tombé à 0,2 % – une autre, beaucoup plus pessimiste, évoque une perte nette d’environ 17 millions de personnes. Il est donc clair que l’impact démographique de la traite a été très fort dans certaines régions d’Afrique occidentale, et que la croissance économique africaine en a subi les conséquences, parfois dramatiques. Le phénomène marqua les deux côtés de l’Atlantique et l’ensemble des Amériques. Le commerce des Noirs donna naissance à un monde entièrement « nouveau » pour les Africains, les Européens et les Amérindiens qui entrèrent en contact dans l’hémisphère occidental, où apparurent des formes nouvelles d’organisation sociale, d’interaction culturelle et d’exercice du pouvoir politique. L’esclavage dans les plantations, orienté principalement vers la production de sucre pour des marchés européens en plein essor, occupait pratiquement le centre de ce monde. Les plantations de canne à sucre apparurent à l’origine sur
le pourtour méditerranéen, avant de gagner Madère, les Canaries et São Tomé,
puis de traverser l’Atlantique. Au milieu du XVIe siècle, elles se multiplièrent
dans le Brésil portugais, et, un siècle plus tard, avec l’aide des Hollandais,
s’emparèrent des Antilles françaises et britanniques. Après une brève période
Pour ces esclaves déportés dans les colonies vouées à
l’économie sucrière, la vie était « pénible, brutale et brève ».
En 1650, il en arrivait plus de 7 000 par an, la majorité au Brésil ; en
1700, le chiffre annuel des arrivées approchait les 25 000, répartis entre
les possessions portugaises, britanniques, françaises et espagnoles. L’apogée
se situa au milieu du XVIIIe siècle, lorsque de 60 000 à 80 000
esclaves furent déportés chaque année aux Amériques. L’Amérique du Nord présente une singularité dans ce processus historique. D’une part, lors de l’émancipation, à l’époque de la guerre de sécession, les Etats-Unis comptaient de loin la population d’esclaves la plus importante ayant jamais existé dans les Amériques : environ 4 millions d’individus, soit plus du double de celle du Brésil à n’importe quelle période de son histoire et environ dix fois celle de Saint-Domingue (actuellement Haïti), colonie où l’économie sucrière était la plus profitable dans le monde, à la veille du grand soulèvement d’esclaves des années 1790. D’autre part, ce sont les Etats-Unis (en tant que colonie puis comme Etat indépendant) qui firent venir le moins d’esclaves : entre 400 000 et 600 000, contre plus de 1,6 million pour les Antilles britanniques, environ 1,7 million pour les Antilles françaises et plus de 4 millions au Brésil. Cette espérance de vie bien supérieure des esclaves en
Amérique du Nord s’expliquait non par un « meilleur » traitement,
mais par des cultures généralement moins pénibles et qui rapportaient moins sur
le marché international. Des plantations de canne à sucre se développèrent dans
la vallée du bas Mississippi, autour de La Nouvelle-Orléans,
mais la majorité ne vit le jour qu’après la fin de la traite atlantique.
Ailleurs, les esclaves travaillaient dans les champs de tabac ou de blé ainsi
que dans les rizières, où la mortalité était généralement inférieure à celle
des colonies sucrières. Au milieu du XVIIIe siècle, la population américaine
d’esclaves se reproduisait naturellement. Voilà sans doute pourquoi leurs
propriétaires acceptèrent l’interdiction de la traite en 1808, après une
décennie L’expansion des plantations de coton jusqu’au Sud profond exigea, en effet, que les esclaves soient transférés en masse de Virginie et de Caroline vers l’Alabama et le Mississippi. Certains migrèrent avec leurs propriétaires ; un million d’entre eux peut-être furent arrachés à leurs proches pour être vendus et transportés, via les marchés aux esclaves de La Nouvelle-Orléans, dans les champs du Sud profond. Par son volume, cette traite négrière entre Etats américains dépassa toutes celles effectuées sur de longues distances au XIXe siècle, à l’exception du trafic d’esclaves africains vers le Brésil. Les historiens de l’esclavage, même les plus sérieux, avaient jusqu’ici ignoré ou négligé le transfert d’esclaves à l’intérieur des Etats-Unis. Des ouvrages importants évoquent désormais non seulement le nombre d’esclaves impliqués dans ce commerce entre Etats américains, mais également l’expérience complexe de leur déplacement et de leur traite. Cette « traversée »-là représente une nouvelle frontière de la recherche historique américaine. Si l’autre « traversée », celle de la traite
atlantique, demeure aussi une sorte de frontière pour la recherche, c’est
notamment en raison des passions qu’elle a engendrées dans Son abolition ne signifia pas celle de la servitude, qui nécessita bien plus de temps et exigea une intervention politique active de la part des esclaves. Mais les abolitionnistes réussirent à faire en sorte que la Grande-Bretagne, en 1807, comme les Etats-Unis, en 1808, cessent officiellement de prendre part à la traite des Noirs (4). Les Britanniques engagèrent ensuite leur force navale contre les trafiquants qui poursuivaient leur activité esclavagiste vers Cuba et le Brésil – ils ne l’emportèrent qu’au milieu du siècle. On peut expliquer la force de l’iconographie de la
« traversée » atlantique : à une époque où s’affirmaient les
Lumières et l’humanitarisme, elle touchait de nouvelles sensibilités
culturelles concernant la famille, la sexualité et le corps. La traversée de
l’Atlantique arrachait les Africains à leurs réseaux familiaux et
communautaires ; elle les jetait les uns sur les autres durant des jours
et des semaines ; et elle suscitait une peur et une souffrance si intenses
L’épreuve était indicible. Ces dernières décennies, nous avons découvert des éléments nouveaux, sinistres, sur la mortalité pendant la traversée de l’Atlantique. Curtin estimait que, en moyenne, sur dix esclaves quittant la côte africaine dans un navire négrier, deux mouraient avant d’atteindre les Amériques. Des recherches plus récentes confirment qu’un taux de mortalité de 20 % était courant aux XVIe et XVIIe siècles. Plus les jours passés en mer étaient nombreux, plus la mortalité s’élevait. Lorsque le point de départ du commerce se déplaça, la durée du trajet et la mortalité diminuèrent La traite brésilienne finit par atteindre le taux le plus bas (environ 6 %) et, à la fin du XVIIIe siècle, le taux moyen de mortalité tomba à moins de 10 %. Le plus incroyable, c’est que nous ne savons encore presque
rien de l’expérience directe vécue par les esclaves et par l’équipage pendant
la traversée. Les journaux de bord des navires nous ont renseignés sur la
routine quotidienne du voyage, les plans du capitaine et des compagnies qui
finançaient le commerce, mais nous possédons très peu d’éléments sur le point
de vue des esclaves ou des membres de l’équipage et des personnes qui
s’enrôlaient pour les encadrer. Et qu’en était-il des rapports entre les
esclaves et les membres de Steven Hahn. Histoire, Noirs Américains, Esclavage, Afrique, États-Unis, Europe Steven Hahn Professeur d’histoire des Etats-Unis à l’université de Pennsylvanie, auteur de A Nation Under Our Feet : Black Political Struggles in the Rural South From Slavery to the Great Migration, Harvard University Press, Cambridge, 2003. (1) Cf. David Eltis, Economic Growth and the Ending of the Transatlantic Slave Trade, Oxford University Press, New York, 1987 ; Joseph Miller, Way of Death : Merchant Capitalism and the Angolan Slave Trade, 1730-1830, University of Wisconsin Press, Madison, 1988. (2) Cf. John Thornton, Africa and Africans in the Making of the Atlantic World, 1400-1800, Cambridge University Press, New York, 1998. (3) Herbert S. Klein (sous la dir. de), The Atlantic Slave Trade, Cambridge University Press, New York, 1999. (4) En France, la Convention avait adopté, le 4 février 1794 (16 pluviôse an II), un décret abolissant l’esclavage. Cette première abolition fut sans effet réel dans les colonies. |