Il y a quelques semaines, la Mauritanie
et la communauté internationale avaient applaudi à deux mains la loi
criminalisant l’esclavage. L’action aussi tonitruante soit-elle ne semble
pas avoir dépassé l’hémicycle du Parlement où la question avait suscité de
passionnants débats qui amusèrent pendant un certain moment la galerie.
La Mauritanie profonde quant à elle est restée entre temps
jalousement repliée sur elle-même. Dans ces patelins éloignés, les tentes
s’ouvrent toujours à l’est. Là-bas, l’esclave est encore sous le joug du
maître, et les gesticulations à Nouakchott, font peu de
remous ici. Les cas d’esclavage traditionnel, dans leur forme la plus
archaïque et la plus inhumaine continuent de s’y pratiquer au nez et à la
barbe des autorités administratives et judiciaires locales.
Dans ce chapitre, un patelin du Hodh Charghi dénommé BOU
GOUFFA, quelque part entre Bousteïla et Timbédra
semble détenir la palme d’or. Des plaintes émanant d’esclaves soumis au
diktat des lobbies féodaux-administratifs locaux se font de plus en plus
entendre.
Taleb Ould Sidi
Taleb Ould Sidi, reconnaît sa condition d’esclave. Il dit
avoir a quitté ses maîtres depuis belle lurette. Il nous raconte son
histoire. «J’ai épousé à Bou Gouffa
une esclave, propriété de la famille Ehel Taleb Brahim.
Elle me donna une fille qui a aujourd’hui une vingtaine d’années, Vatimetou.
Après notre divorce, je lui ai demandé de me remettre la fille pour que je
m’occupe de son éducation loin des pesanteurs locales. Sans succès.
A la mort de mon ex-femme, j’ai envoyé mon frère pour récupérer ma
fille devenue ainsi orpheline. Mais sa tante s’y opposa prétextant sa
mauvaise santé. Mais lorsque les maîtres furent informés de mes démarches,
ils s’insurgèrent devant tant de culot. «De quel droit oses-tu prétendre
des droits de père ? Cette esclave est notre propriété. Elle n’a ni
père, ni mère, ni tante, ni oncle, mais des maîtres qui la possèdent.
Quelque temps après, les maîtres décident de marier ma fille à un autre
esclave et lorsque je fus mis au courant, j’envoyai mon frère pour
s’enquérir d’une telle démarche entamée à mon insu. Mais il me semblait
avoir oublié qu’à Bou Gouffa où règne en
maître absolu sur un cheptel de serviteurs, la famille Ehel
Taleb Brahim, notamment le nommé Boubecrine
Ould Ahmed Maaloum et ses frères, le temps est resté figé.
Les maîtres sont les seuls à détenir droit de vie et de mort sur leurs
esclaves, les seuls qui peuvent les marier ou les divorcer, les vendre ou
les céder pour payer des dettes ou satisfaire un cheikh…
La loi sur la criminalisation de l’esclavage n’est pour eux que des
balivernes de citadins, dont les effets ne dépasseront guère la capitale.
Je réclame justice et je demande à ce qu’il soit mis fin à la servitude de
centaines de personnes encore maintenues sous le joug des féodaux…Il s’agit
d’individus abrutis par des siècles de domination, analphabètes, ignorants,
vivant dans la peur de l’autorité, pauvres, sans autres repères que leur
univers, sans terre et sans ressources…La liberté pour eux est un luxe dont
ils ne peuvent tirer profit tant que des conditions décentes pouvant
garantir leur indépendance économique, ne sont prises… »
Baba Ould Moustaph Ould MBoïrick
Baba, qui travaille à Nouakchott,
soutient lui aussi être un rescapé de Bou Gouffa. Il est
venu tenter la fortune à Nouakchott. Il faisait travailler dans sa boutique,
un jeune dont la mère, esclave, est restée au bled. Il raconte.
«L’esclave dont il est question s’appelle Marième Mint
Ahmed Salem. C’est la mère du jeune qui travaille avec moi
et qui par ma voix, demande aux autorités d’aider sa mère, maintenue en esclavage
à Bou Gouffa. En effet, quand il est parti
en congé pour saluer sa famille, on lui a dit que sa mère était partie chez
son maître, un certain Yahya Ould Abdel Ghader.
Elle était venue racheter sa liberté. Alors le maître lui demanda de le
servir pendant une année, si elle compte recouvrer sa liberté.
A la fin de l’année, son maître lui dit qu’une année n’est pas
suffisante, qu’il lui fallait faire une deuxième année de servitude. Elle
est aujourd’hui, à l’instant où ses lignes sont écrites, en train de purger
cette deuxième année d’esclavage forcé, tout simplement parce qu’un nommé Yahya
Ould Abdel Ghader exerce sur elle un droit de propriété
inaliénable, en plein 21ème siècle et dans une République
démocratique qui vient de servir au monde un bel exemple dans le domaine… »
Les témoignages sur l’existence de l’esclavage traditionnel tel que
pratiqué comme dans
l’antiquité, sont légions, à Bou Gouffa.
Là-bas, les Ehel Taleb Brahim font la
pluie et le bon temps, assis sur des centaines de têtes de serviteurs. La
dernière histoire qui se raconte est celle de cette esclave qu’ils avaient
mariée, et que le mari amena dans une autre localité. Mais cette esclave
était le bien de plusieurs maîtres.
Un de ces maîtres, propriétaire d’un «morceau » de l’esclave,
ayant eu vent de ce mariage, rappliqua dans le campement, histoire de
mettre un peu des bâtons dans les roues de la famille. Il leur demanda
pourquoi avaient-ils marié l’esclave dont il possède une portion, sans son
consentement. Il exigea alors que le mariage soit rompu. Immédiatement, les
maîtres avisèrent la mère de la femme esclave et lui demandèrent de ramener
sa fille, que son mariage est nul.
Alors, soumise comme une bénédictine, la mère loua une voiture à 20.000
UM sur ses économies et demanda à sa fille de revenir rapidement,
l’informant qu’elle était à son dernier soupir. Naturellement, la fille
affolée, rappliqua dare dare accompagnée par son mari tout aussi remué. Sur
place, les maîtres rompirent le mariage. Ils dirent au mari qu’il pouvait
reprendre sa femme si ses règles lui reviennent, mais au cas où elle serait
en état, il ne pourra la récupérer qu’après son accouchement. Au bout d’une
semaine, la femme vit ses règles et son mari put ainsi la remarier, cette
fois en présence de l’ensemble de ses maîtres… »
A Bou Gouffa, dit-on, les femmes esclaves ne peuvent
observer un deuil de plus de deux mois, ni une «Idê» (délai
d’observation après le divorce) de plus de deux mois, alors que la femme
libre est soumise à un deuil de quatre mois et dix jours et une «Idë»
de trois menstrues. Les exigences des maîtres ne peuvent s’accommoder d’un
si long repos. A Bou Gouffa, et dans les contrées esclavagistes, aucune
femme ne peut se marier sans le consentement des maîtres. Quand une esclave
est trop belle, le maître se la conserve pour sa propre consommation et n’a
nul besoin de légaliser l’acte, car il s’agit de son propre bien.
Cheikh Aïdara
le 03/10/2007
Réaction
Ce genre de pratiques esclavagistes que beaucoup de maîtres
continuent d’utiliser contre les esclaves dans ce pays, au nez et à la
barbe des autorités administratives et judiciaires, met en relief le
laxisme qui caractérise le pouvoir politique face aux féodalités
temporelles et religieuses qui bénéficient d’un champ d’impunité très
large. Il y a aujourd’hui une urgente nécessité à juguler le pouvoir
mental, religieux et social que les lignages des maîtres et anciens maîtres
continuent d’exercer sur de larges masses d’esclaves et d’anciens esclaves.
Il est important de ce fait que les organisations des droits de l’Homme
redoublent de combativité et ne se laissent pas berner par cette situation
d’apaisement politique. Il est impératif que l’Etat s’attèle, avec les
moyens qu’il faut, à impulser une action nationale de déconstruction idéologique
et religieuse de l’esclavage, qu’un matraquage séculaire a imprimé
dans les mentalités.
Biram Ould Dah Ould Abeid